Essais
“L’homme dévasté” de Jean-François Mattei, le monde a disparu en tant que monde.

“L’homme dévasté” de Jean-François Mattei, le monde a disparu en tant que monde.

14 March 2015 | PAR Le Barbu

Humaniste, agrégé de philosophie, docteur ès lettres, professeur à l’Université de Nice Sofia Antipolis et à l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-en-Provence, Jean-François Mattéi (1941–2014) a publié, entre autres, La Barbarie intérieure (1999), Platon et le miroir du mythe  (2002), Heidegger et Hölderlin. Le quadriparti (2004),  L’énigme de la pensée (2006), Le Regard vide (2007) et Pythagore et les Pythagoriciens  (2013).

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Depuis sa thèse sur l’ontologie platonicienne, Jean-François Mattéi n’a cessé de poursuivre ses recherches sur les fondements pré-métaphysiques de la métaphysique. Au fil de ce voyage philosophique – tragiquement interrompu par sa mort en 2014 – il a toujours cheminé en compagnie des Grecs, de Heidegger, d’Hannah Arendt, d’Albert Camus, de Jan Patocka – et, surtout, de leurs concepts ou sensibilités face au monde moderne. Ces recherches l’ont amené, de proche en proche, à prendre quelques distances intellectuelles avec les tenants de “l’anti-humanisme” contemporain – qui, fidèles à la leçon de Michel Foucault, avaient cru devoir diagnostiquer “la mort de l’homme”. Pour Mattéi, disciple en cela d’Albert Camus (auquel le lient une complicité solaire et une naissance en Algérie), l’humanisme n’a pas dit son dernier mot, au contraire, à condition de ne pas le réduire à un vain syncrétisme de bons sentiments.
Dans ce nouvel ouvrage, qu’il avait d’abord voulu intituler: “Essai sur la destruction de l’homme”, ce grand pédagogue revient ainsi sur les “idéologies de la mort de l’homme” et entend les combattre à partir de Camus et de Platon. Le titre ultime de son livre ne fait-il pas, d’ailleurs, écho à L’homme révolté ? Testament philosophique, ce livre est magnifiquement fidèle à ce qu’était Jean-François Mattéi : un homme bon, un ami de la vie, un tenant de “la morale à hauteur d’homme” et un styliste de grand talent. Une longue préface de Raphaël Enthoven replace ce livre dans son contexte historique et philosophique.

L’Homme dévasté c’est la disparition du monde, la dénonciation du règne des apparences, trompeuses et passagères, pour rechercher une réalité stable. Car notre temps préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être, l’illusion à la vérité, le simulacre à la réalité, l’idole à l’idée…

L’une des critiques les plus perspicaces est celle de Guy Debord dans La Société du spectacle. L’auteur, qui s’inscrit dans la lignée marxiste, déborde cependant la vulgate révolutionnaire sur le prolétariat, l’aliénation, la plus-value ou le capitalisme, par l’originalité d’une analyse centrée sur un monde devenu simulation, et non action, et sur un homme devenu spectateur, et non acteur. Nous sommes épuisés par un monde voué à la volatilité de l’image et de la fiction. Pour Debord, nous vivons dans un double mensonge car « le monde de l’image autonomisé » est le monde où « le mensonger s’est menti à lui-même » . Le mensonge se ment à lui-même quand il ne se reconnaît pas comme mensonge, et le faux se fausse lui-même quand il ne se donne plus comme faux. « le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même ».

Le monde de l’image, en envahissant le monde réel, ne se limite pas à un supplément d’apparences ou à un ajout de divertissements. Il n’a rien du joueur, et tout du sapeur. Il creuse de l’intérieur la réalité du réel, historique, social et psychologique, pour la simuler au profit de sa mise en spectacle. Le simulacre du spectacle s’est substitué au modèle du réel. « Sous toutes ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements, le spectacle constitue le modèle présent de la vie socialement dominante »

« Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique ». « Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil ».

L’Homme dévasté est aussi cet homme à obsolescence programmée, qui vit le temps des choses comme une « négation de la vie réelle » et qui est voué à la dévastation.

Comme Ray Bradbury, dans Fahrenheit 451, Anders centre son analyse sur la toute-puissance de la radio et de la télévision depuis les années 1950. Et comme le romancier américain, Anders note que le trait principal de notre temps est celui d’un monde livré à domicile par les machines appropriées. De ce fait, les spectateurs et les auditeurs ne participent pas à l’émission des paroles et des images, ils les consomment de façon passive ; le « robinet de culture » reste toujours ouvert. « Quand le fantôme devient réel, c’est le réel qui devient fantomatique » .

Le consommateur de radio et de télévision – nous y ajouterons aujourd’hui de jeux vidéo, d’ordinateurs, de tablettes et de téléphones portables – se contente d’appuyer sur un bouton pour voir défiler la réalité dans un spectacle permanent, avant de l’éteindre comme si la fin des images signait la fin du monde. Anders souligne que la proximité d’un monde livré à domicile sous la forme de simulacres détruit le sentiment de distance qui nous est indispensable. En rendant le lointain proche, et le proche lointain, la neutralisation des images aboutit au même résultat : la destruction de la structure de notre être-au-monde qui est ordonnée par une série de cercles concentriques autour de nous. L’introduction subreptice du monde dans notre foyer, avec notre complicité, fait perdre aux événements leur poids de réalité. « Le monde, ni présent ni absent, devient un fantôme ». Ni modèle ni copie, ni vivant ni mort, ni dedans ni dehors, et donc ni présent ni absent.

Les relations humaines, en premier lieu les relations familiales, ne concernent plus que « des simulacres d’hommes » qui façonnent leur conduite sur des simulacres de réalités . Quand la diffusion des fantômes se généralise à l’échelle du monde réel, c’est le monde réel qui devient le fantôme de sa propre image au point qu’il n’est plus que le prétexte à sa duplication. Quant au consommateur d’images, la réalité l’intéresse peu le règne absolu de l’image fait que, aujourd’hui, « le monde a disparu en tant que monde ».

Jean-François Mattéi L’Homme dévasté Préface de Raphaël Enthoven. Grasset, 286 pp., 19 €.

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Le Barbu
Le Barbu voit le jour à Avignon. Après une formation d'historien-épigraphiste il devient professeur d'histoire-géogaphie. Parallèlement il professionnalise sa passion pour la musique. Il est dj-producteur-organisateur et résident permanent du Batofar et de l'Alimentation Générale. Issu de la culture "Block Party Afro Américaine", Le Barbu, sous le pseudo de Mosca Verde, a retourné les dancefloors de nombreuses salles parisiennes, ainsi qu'en France et en Europe. Il est un des spécialistes français du Moombahton et de Globalbass. Actuellement il travaille sur un projet rock-folk avec sa compagne, et poursuit quelques travaux d'écriture. Il a rejoint la rédaction de TLC à l'automne 2012 en tant que chroniqueur musique-société-littérature.

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