Essais
“Le génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda”, par Hélène Dumas

“Le génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda”, par Hélène Dumas

26 June 2014 | PAR La Rédaction

Comment des populations hutus ont-elles pu se retourner contre des voisins, amis, parents tutsis avec lesquels ils vivaient depuis des décennies ? C’est à cette énigme que tente de répondre Hélène Dumas en proposant une étude « au ras du sol » du génocide rwandais.

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génocide au village dumasDans le cadre des commémorations du vingtième anniversaire du génocide rwandais, Hélène Dumas, historienne chercheuse à l’EHESS, nous livre une belle étude d’une bourgade ordinaire pendant les événements de l’été 1994. Shyorongi est un village d’environ 50 000 habitants situé à proximité de Kigali et non loin du front qui opposait les forces gouvernementales du FAR (Hutu) à celles du FPR/APR (Tutsi). L’historienne s’inscrit dans une longue tradition de microstoria inspirée d’un Jacques Revel ou d’un Michel Vovelle tout en maîtrisant aussi parfaitement la bibliographie sur la violence extrême et les génocides. Ayant vécu plus de deux ans sur place, elle fonde son étude essentiellement sur une source inestimable, les témoignages lors des gacaca, des procès tenus à partir du 2001, sur le lieu même des crimes, pour juger les auteurs des massacres. Ayant acquis une grande familiarité avec les lieux, avec les victimes mais aussi les bourreaux, elle met à jour les logiques intimes d’un génocide qui fit entre 800 000 et 1 million de morts en trois mois.

L’ouvrage est organisé en quatre parties qui forment une véritable pérégrination dans l’espace vécu et temporel du génocide rwandais. Ces quatre parties – repérer, voisiner, ordonner, tuer ses voisins – nous mènent depuis l’indépendance en 1959 et les premiers troubles jusqu’à l’après-génocide. L’historienne décrit l’effondrement d’une entente relative entre voisins Hutus et Tutsi dans un village où les mariages mixtes étaient très nombreux et les actes de protection des Hutus envers des amis tutsis fréquents que ce soit en 1959 ou en 1973, deux moments de violences contre les Tutsis. En ce sens, le génocide de 1994 tranche avec les autres vagues de violence par son extrême radicalité ainsi que par la rupture des liens sociaux, amicaux, même parfois familiaux qu’il entraîne.

Ce génocide relève en effet d’une double logique, ce qui explique sa radicalité : logique verticale de l’Etat qui incite les populations et organise le génocide, logique horizontale de pogroms généralisés. La première logique –verticale – est liée au contexte de guerre (d’autant que Shyorongi se situe sur la ligne de front). En effet, sans la guerre, le génocide n’aurait sans doute pas eu lieu, du moins n’aurait-il pas eu cette ampleur. L’Etat véhicule par le conflit un ensemble de représentations concernant les Tutsis, qui relèvent de la diabolisation, de l’animalisation (« les cafards »), de la féminisation des combattants Tutsis, autant de conditions nécessaires à leur élimination physique. Le voisin tutsi devient ennemi intérieur. La guerre enfin entraîne une militarisation des populations car l’Etat incite à la formation de milices armées pour se défendre contre « l’ennemi tutsi ». La frontière entre civils et militaires s’érode en contexte guerrier à mesure que les populations hutus s’arment contre le FPR et plus généralement, « l’ennemi intérieur tutsi ». Il aura fallu cette diabolisation pour que des voisins se retournent contre leurs anciens amis.

Cette seconde logique (horizontale) n’avait pas existé lors des crises anti-Tutsis que l’on observe en 1959 et en 1973. Lors de ces attaques contre les populations tutsis, ce sont essentiellement les propriétés qui sont touchées et les Tutsis trouvent refuge chez leurs voisins hutus qui les protègent. En 1994, sentant le danger, la minorité tutsi adopte la même stratégie et la plupart sont trahis par leurs voisins qui les dénoncent, ou participent même à leur élimination. C’est pourquoi il n’est pas, selon Hélène Dumas, de « grands ou de petits tueurs » parce qu’une majorité des habitants, loin d’avoir été saisis par une folie meurtrière, a agi avec autonomie dans ces massacres. Ainsi, cette proximité avec le meurtre « vient déranger le confort moral d’une posture consistant à se réfugier derrière l’obéissance, la peur ou encore la fureur incontrôlée » (p.302)

La politiste s’intéresse, enfin, à l’après-génocide et elle décrit un Rwanda dans lequel la réconciliation n’en est qu’à ses débuts. Pour les survivants du génocide, la menace semble toujours présente, elle est même réactivée par les procès Gacaca pendant lesquels on dénombre plus de 150 meurtres de Tutsis. Elle démontre ainsi comment se prolonge le temps du génocide, par cette violence, par la difficulté aussi à obtenir des sépultures dignes pour les victimes, par l’appropriation par les Hutus des propriétés Tutsis et par les profanations de tombes. A lire le livre d’Hélène Dumas, nous sommes loin de l’idylle de la réconciliation véhiculé par l’Etat rwandais.

Pour conclure en reprenant ses mots, « le grand défi moral et intellectuel posé par un tel événement réside dans la mobilisation de toute une société dans le projet criminel ». Hélène Dumas contribue par son ouvrage à éclaircir une partie de ce mystère, tout en reconnaissant, humblement dans les dernières pages du livre que bien des zones d’ombres demeurent dans l’explication de ces événements tragiques.

Hélène Dumas, Le génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, le Seuil, 384 p.,  23 euros. Sortie le 6 mars 2014.

Aude Chamouard

Visuel : (c) couverture du livre

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