Essais
Judith Cohen-Solal et Jonathan Hayoun : “Éric Zemmour est dans une démarche autodestructrice”

Judith Cohen-Solal et Jonathan Hayoun : “Éric Zemmour est dans une démarche autodestructrice”

22 March 2022 | PAR Jacques Emmanuel Mercier

Après s’être intéressés aux origines antisémites du Front national et à la mémoire immédiate du général de Gaulle, Judith Cohen-Solal et Jonathan Hayoun s’interrogent : comment Éric Zemmour peut-il bafouer les valeurs juives dont il a hérité pour espérer devenir le premier des Français ? Toute La Culture s’est entretenue avec les deux auteurs à l’occasion de la sortie de leur nouveau livre Zemmour et nous.

Un autre livre sur Éric Zemmour, était-ce nécessaire ? Quelle nouvelle vision du polémiste peut-on apporter ?

Jonathan Hayoun : Lorsqu’Éric Zemmour a déclaré sa candidature à l’élection présidentielle, cela nous est apparu comme un véritable phénomène. Nous nous sommes rendu compte que quelque chose avait été peu analysé : l’articulation qu’il fait entre son histoire familiale et l’Histoire. C’est dans ses romans qu’on a trouvé des clés, des réponses qui disent beaucoup de lui et de son histoire. Il parle beaucoup de son rapport à la France, à la judéité. On retrouve dans ses romans beaucoup d’idées qu’il va développer plus tard. Les propos sur Pétain sont déjà dans la bouche des personnages de ses romans. Le fait qu’il soit prêt, en tant que juif tourmenté, à s’acoquiner avec des antisémites, c’était déjà développé dans ses personnages. Ce parcours d’écrivain et de journaliste politique était également dans ses romans. Cela nous a interpellés, on a voulu en faire quelque chose.

Ce que sous-entend votre titre « Zemmour et nous », c’est qu’on a tous quelque chose à voir avec lui. On a l’impression que c’est le seul candidat qui ne laisse personne indifférent. Cela rappelle Jean-Marie Le Pen dans le rapport conflictuel qu’on avait avec lui. Comment expliquez-vous cela ?

Judith Cohen-Solal : C’est vrai, même ceux qui disent « non, non je ne veux pas savoir », ils sont au courant des frasques, des paroles tenues par le candidat. C’est ce qu’il cherche. Il est dans un rapport de séduction, voir de contre séduction permanente. Cela doit expliquer pourquoi ça marchait si bien à la télé pour lui. Il est organisé pour aller chercher l’autre. Le chercher et le trouver quitte à le blesser.

Quelque chose que vous pointez du doigt, c’est sa capacité à mettre en lien des événements sans rapport entre eux. Ce n’est pas le premier à comparer des choses incomparables, ce n’est pas le premier à mentir. Pourquoi, quand il le fait, cela fonctionne-t-il ?

JH : Il y a sans doute un lien avec ce dont on parle dans le livre : l’écriture des romans. La chose la moins connue chez lui sont ses romans, il est lui-même inscrit dans un récit romanesque. Il s’inspire de la vérité, il brode et il s’en éloigne. Cette façon qu’il a d’utiliser la vérité à son avantage est complexe. Beaucoup de ses procès aujourd’hui sont dus à ça. Beaucoup de gens qui le poursuivent se font débouter à cause de ça. Il raconte des fictions basées sur la réalité. Il utilise des vérités, ce qui déplaît au gens visés par ses vérités. Mais de manière fictionnelle, c’est ce qui lui va le mieux.

JCS : L’une de ses défenses consiste à dire des choses puis, pour éviter tout problème, à se défendre avec un « en partie ». Comme cela il ne tranche pas. Avec ce « en partie », il se défend, mais a contrario, il demande à chacun d’être tranché dans ses idées. Dans son roman Petit Frère, il relate l’affaire Sébastien Selam, un DJ qui s’est fait assassiner en 2003. Les parents de Selam ont porté plainte car pour eux la manière dont il relate les faits est scandaleuse. On est sur un roman certes mais tellement proche du réel… Dans ses discours politiques, il fait la même chose, seulement il appelle cela “essai politique”, et ça change tout. Dans un cas comme dans l’autre, il force la réalité et crée une demi-réalité. Ce qui rend furieux celui qui l’écoute ou qui le lit, c’est le « à peu près ». Lorsque la réalité historique est rappelée par des historiens, des journalistes, il ne reconnaît jamais ses erreurs. Il n’a pas de formation d’historien mais n’a pas non plus de formation journalistique. Il a eu à faire rentrer des visions, à tordre des faits pour servir sa cause. Éric Zemmour ne connaît pas la méthodologie des historiens. Avant, il le faisait dans un projet journalistique ; aujourd’hui, c’est dans un dessein politique.

Vous questionnez le fait que Zemmour véhicule des idées antisémites tout en ayant été éduqué dans des écoles juives. La question que l’on se pose est celle de la haine de soi et comment on peut pointer le « même que soi » comme son ennemi. Est-ce si étonnant de voir quelqu’un jouer contre son camp ?

JH : On ne pense pas qu’il y a de “la haine de soi”. Au nom du fait d’être juif,  il veut dire que les Juifs sont les meilleurs assimilés, et donc qu’ils sont les meilleurs Français. Selon lui, il est à la bonne place. Il doit servir d’exemple !

Vous l’écrivez, Éric Zemmour emploi le terme “israélite” qui est inscrit dans le XIXe siècle, il a un problème à dire le mot “juif”.

JCS : Éric Zemmour veut épouser l’histoire de France. Et vu qu’il veut toucher à l’imaginaire français, il va tout faire pour le rendre non conflictuel. Le mot « juif » était pendant longtemps chargé de suspicion. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais le remplacer par le mot “israélite” permet de retirer cette connotation, de le rendre plus “français”. Il a fait sien les événements du passé. Son but, en retirant ce mot, semble être motivé par son conflit avec l’identité française. Il crée un fossé entre deux parts d’identité et il le fait sciemment, toujours pour un projet politique, celui de pouvoir  taper sur les musulmans.

Dans votre livre, on retrouve quelque chose que l’on ne voit pas souvent quand on parle d’Éric Zemmour, c’est ce rapport au bonheur, à la joie même. Pouvez-vous nous en parler ?

JH : Il a effectivement un rapport au passé très important, inspiré par le dogme selon lequel : « Le passé, c’était mieux avant ». Mais ce n’est pas juste ça, c’est surtout « heureux celui qui se remémore ses aïeux dans la joie » comme il aime le dire. Son intention par-là est de dire que la mémoire du passé doit être positive, joyeuse, ceci pour mieux prévenir l’avenir qui, lui, est toujours négatif. Ainsi, pour Zemmour on doit déculpabiliser les Français de leur passé : « La France a toujours toutes les excuses ». Ainsi, on comprend que lui, en tant que juif, nous explique qu’il n’en veut pas à la France, ni pour le statut des Juifs et la politique antisémite qui a suivi, ni pour avoir accusé le capitaine Dreyfus.

On a pu voir une baisse des intentions de vote pour Éric Zemmour dans les sondages au début de l’invasion russe en Ukraine. Pourquoi ?

JCS : Ce que vient chercher son électorat, c’est cet écran blanc, ce fantasme. Il le fait en se déchargeant de son passé, en se présentant comme étant non pas Éric Zemmour l’écrivain, mais Éric Zemmour le candidat. De plus, il s’est trompé en disant que ce qu’il fallait à la France, c’était Poutine – disant en substance : « moi, je suis comme Poutine ». Il se présente comme le bon objet, celui qui va nous sauver, une sorte de Messie. Mais, quand on est porté comme lui par le fantasme, l’imaginaire, on est très vite rattrapé par la réalité. Éric Zemmour fonctionne par l’image. Donc, en rêvant d’être un Poutine français, on peut supposer, au vu des éléments actuels en Ukraine, qu’il rêve d’un pays à feu et à sang. Éric Zemmour est dans une démarche autodestructrice comme on peut le lire dans son livre Le Suicide français. Mais à la fin, comme nous vous le disions, ce sera le bonheur selon lui, une fois qu’on sera débarrassés de ceux qui nous empêchent d’être heureux. Et ainsi, ce but nécessite le sacrifice de certains pour le bien commun. Il a beau magnifier une France passée, contredire des vérités historiques, ne faire ni le travail de journaliste, ni celui d’historien, finalement, image contre image, il perd !

Zemmour et nous, de Jonathan Hayoun et Judith Cohen-Solal (éditions Bouquins)

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