BD
Entretien avec Cécile Brun, de l’Atelier Sentô : « à la limite entre le quotidien et une légère touche de surnaturel »

Entretien avec Cécile Brun, de l’Atelier Sentô : « à la limite entre le quotidien et une légère touche de surnaturel »

08 March 2021 | PAR Laetitia Larralde

Pour la sortie de La Fête des ombres, leur nouvel album aux Editions Issekinicho, Cécile Brun nous a ouvert les portes de l’Atelier Sentô pour une discussion autour du Japon hors des sentiers battus, des esprits et du surnaturel.

Dans le village de montagne où vit Naoko existe une tradition particulière : chaque été pendant le festival de la Fête des ombres, les habitants accueillent une âme errante. Ils ont un an ensemble pour retrouver le passé de l’ombre et la guider, au risque que l’âme ne soit perdue à jamais. Après avoir échoué à sa première mission, Naoko rencontre l’âme d’un jeune homme. Petit à petit, leur vie commune s’organise. Mais comment vivre parmi les vivants quand l’au-delà est si présent ?

Quel est votre rapport au Japon ? Y allez-vous souvent ?

Cela remonte à longtemps puisqu’on est passionnés de Japon, moi depuis toute petite et Olivier depuis le lycée. J’ai eu l’occasion d’y faire un premier voyage à mes 18 ans, en été, je suis allée découvrir le pays. L’année d’après j’ai rencontré Olivier et on y est partis ensemble pendant un mois et demi. Puis je me suis lancée dans des études de langue et civilisation japonaise à la fac de Bordeaux, et en master j’ai pu partir dans le cadre d’un échange universitaire à Niigata, une région du nord-ouest du Japon. Olivier m’a accompagnée grâce à un visa vacances-travail qui lui permettait de rester une année, et c’est la première fois qu’on a vraiment vécu dans la campagne, dans un coin assez paumé, un peu rude avec un climat très froid, une des régions les plus enneigées du monde d’après le dictionnaire. C’était une expérience un peu particulière mais qui a renforcé notre attachement au pays, à tout son folklore, ses histoires un peu étranges.

Depuis on y est retournés plusieurs fois : trois mois à Niigata dans une maison prêtée par des amis, un mois pour voir un peu tous les festivals du nord au sud du Japon, pour faire des aquarelles et de la photographie pour rassembler de la documentation pour nos projets, et après dans le cadre d’une exposition, dans la ville où j’ai étudié. Puis notre BD Onibi a gagné un prix du Japan International Manga Award, remis par le ministre des affaires étrangères japonais, et j’ai donc été invitée à Tokyo pour faire des interventions. Et on y est allés pour la dernière fois en 2018, parce qu’on était invités par la ville de Niigata, où se déroule Onibi, pour des expositions et des interventions. On essaye d’y retourner à peu près tous les deux ans en temps normal.

Vous êtes-vous inspirés d’une légende japonaise pour La Fête des ombres ?

Comme beaucoup de nos histoires, c’est une sorte d’amalgame de choses qu’on entend quand on est au Japon, des histoires qu’on nous raconte. En fait il y a beaucoup de choses qui tournent autour de la mort, les gens nous racontent des choses étranges qui tournent autour de décès dans leur famille, ou des choses un peu bizarres. Onibi traitait déjà de la mort, sous l’angle du 11 mars (2011, accident de Fukushima, ndlr), du nucléaire, mais ça a été reçu plus comme quelque chose de léger.

Cette fois on a abordé le sujet sous un angle plus dramatique. On s’inspire notamment de la fête de O-bon qui est une journée où les japonais accueillent l’esprit des morts et le renvoient dans le même temps. C’est une fête qui est très courte mais qui est assez marquante pour les familles parce que c’est un moment particulier, et les gens se mettent dans cet état d’esprit. On a développé l’idée sur une année complète, c’est une histoire complètement imaginée, qui s’inspire plus d’un état d’esprit que d’une véritable légende.

C’était justement une de mes questions : le thème de la mort est très présent dans La Fête des ombres, traité sous plusieurs angles (les âmes qui reviennent, le passage vers l’au-delà, la mort de la mère de Naoko…). D’où vient cette envie d’en parler ?

On aime beaucoup les films d’horreur, les histoires surnaturelles, on est complètement plongés là-dedans au quotidien! Je pense que ça fait partie des choses qui nous attirent au Japon, une conception de la mort qui est assez différente de la nôtre, qui semble plus présente au quotidien, peut-être à cause des séismes, des tsunamis, qui font qu’ils sont plus sensibles à la fragilité des choses. C’est une thématique qui est très présente dans leur culture, beaucoup dans le cinéma, et on très consommateurs de cinéma japonais contemporain. On est très inspirés par le cinéma et la littérature contemporaine japonaise qui traite beaucoup de thématiques sur la mort, toujours à la limite entre le quotidien pur et dur et une légère touche de surnaturel, ce qui nous plaît beaucoup.

Dans Onibi, votre précédent album, vous parliez aussi de surnaturel. Est-ce que pour vous c’est un thème indissociable du Japon ?

Oui, complètement. Un jour je discutais avec une amie japonaise, qui a fait la voix de notre bande annonce de la Fête des ombres, elle m’expliquait que ce qui lui plaisait dans l’album c’était justement cette petite touche un peu surnaturelle, mais que si on demandait aux japonais s’ils croient à des choses un peu étranges, ils vont dire non tout de suite parce que non, ce n’est pas sérieux. Mais quand même, ils ont un petit doute. Ils ne sont pas fervents croyants en quelque chose de précis, mais ils sont prêts à accepter des petites choses un peu étranges qui s’éloignent d’une réalité telle qu’on la connaît.

Nos amis nous racontent parfois des choses très sérieusement, comme si c’était dans la continuité de l’explication de leur recette de cuisine, et d’un coup ça déborde sur quelque chose de surnaturel, souvent un peu mignon et pas si éloigné du quotidien. Par exemple une amie me racontait que quand elle était petite elle avait gagné un petit poisson rouge dans un festival, mais il avait tellement grossi qu’ils avaient dû le remettre à la rivière, et ils s’étaient demandés si ce n’était pas un yokai, parce qu’il était devenu énorme. C’est ce genre de petite anecdote qui dépasse légèrement la réalité qui nous plait beaucoup. Je pense qu’en France il y a des endroits qui sont propices aux légendes, notamment la Bretagne, mais les gens « sérieux » ne croient pas à tout ça, alors qu’au Japon même les gens très sérieux ont toujours des petits doutes sur ce genre de choses, et ça nous fait plaisir.

Les ombres errantes font penser au sans-visage du Voyage de Chihiro. Quelles sont vos influences ?

A la base on était partis sur l’idée que les ombres soient relativement humaines et capables de se déformer en fonction de leur évolution. On nous cite souvent Le Voyage de Chihiro, peut-être parce qu’il y a des yokai, mais ce n’est pas un film qui nous a beaucoup marqués. On ne se sent pas particulièrement influencé par Miyazaki. Après, il est très inspiré par l’Occident, de la même manière que nous sommes inspirés par le Japon, donc ça crée un croisement qui est évident. Mais je pense que notre inspiration vient directement de notre expérience au Japon. Quand on y va, on fait beaucoup de dessins sur place, des aquarelles de paysages, de lieux où on vit, et aussi beaucoup de photographies. Je pense qu’on tire essentiellement notre inspiration de choses qu’on vit là-bas. Il y a plein d’anecdotes dans nos BD qu’on a vécues. Après, comme je l’ai dit, on est aussi très inspirés par le cinéma japonais, mais pas l’animation, les films. On aime plein de choses, Kiyoshi Kurosawa par exemple, des films souvent qui traitent de problèmes de la société japonaise sous un angle très légèrement décalé, un peu fantastique, ce genre de choses. On s’inspire aussi un peu d’artistes japonais.

Votre travail se situe souvent dans un Japon que l’on voit peu, fait de villages perdus dans la montagne et d’esprits, très peu touristique. Est-ce que vous préférez la campagne japonaise à la ville ?

En fait le tome 2 de La Fête des ombres se passera quasiment entièrement en ville ! C’est vrai que jusqu’à présent on a beaucoup dessiné la campagne, tout simplement parce qu’on connaît bien. C’est là qu’on a vécu le plus et on a toute la documentation sous la main, c’est-à-dire nos photos, nos souvenirs. C’est un sujet avec lequel on est à l’aise et dont on peut parler sans craintes d’être à côté de la plaque, alors que pour la ville on a besoin de beaucoup de documentation. On fait appel à des gens qui vivent à Tokyo pour nous envoyer des choses, pour nous expliquer. C’est une vie qu’on ne connaît pas trop, ni même en France puisqu’on ne vit pas en ville. C’est vrai qu’on est plus attachés à la campagne, mais on fait souvent des voyages à Tokyo quand on est là-bas. C’est une ville qu’on adore, on trouve qu’elle est très riche, c’est un amalgame de plusieurs villes et chacune d’entre elles a conservé son caractère. On trouve de très vieux quartiers, des endroits tous cassés, des ruelles sombres, c’est une ville qui a beaucoup de charme. On aimerait bien avoir l’occasion d’y habiter pendant quelques mois mais on n’y vivrait pas définitivement, c’est sûr. Actuellement on est plus émotionnellement reliés à la campagne parce que nos amis y sont, et qu’on a vécu là-bas, mais on adore la ville.

C’est intéressant parce que vous donnez une vision du Japon complètement différente de ce qu’on voit d’habitude, de tous les clichés que l’on peut croiser à droite à gauche…

Oui, c’est un peu l’objectif que l’on s’est donné quand on a commencé à faire de la BD, de proposer quelque chose de différent de ce qu’on pouvait trouver sur internet. L’avantage quand on a vécu dans un pays c’est justement d’avoir une documentation unique que les autres gens ne peuvent pas forcément trouver, pas depuis la France, donc ça crée quelque chose d’un peu exceptionnel. Surtout Niigata, qui est une ville d’ailleurs qu’on déconseille à tous les touristes parce qu’il n’y a vraiment rien à faire. C’est beau mais on ne peut pas se déplacer, c’est très dur au niveau du climat, mais finalement on s’est attachés.

L’album est divisé en suivant les saisons. Pourquoi l’avoir encore sous-divisé en petits chapitres ?

Ça nous a permis de créer des ellipses de temps assez importantes. L’ellipse donne une impression de temps qui s’est écoulé, et on voulait jouer sur ça et sur la façon de distendre les instants. C’est-à-dire que certaines histoires vont être très courtes et d’autres plus longues, de 4-5 pages, et cela va donner l’impression qu’un instant a une valeur plus importante aux yeux des personnages parce qu’il va durer sur quelques pages.
Les chapitres, c’est aussi très japonais. Avant de faire la BD on lisait Fumiyo Kôno, une mangaka qui a fait plusieurs BD comme Le pays des cerisiers, ou Dans un recoin de ce monde. Je suis très inspirée par son travail personnellement. Ce sont des petits chapitres qui se concentrent sur le quotidien et qui ont une ambiance un peu mélancolique et un peu humoristique avec des personnages rêveurs, en décalage avec la société, et des moments surnaturels… C’est vraiment très japonais. C’est ce genre d’histoire qu’on avait envie d’écrire, en petits chapitres, on se concentre sur le quotidien des personnages, des petites anecdotes.

L’Atelier Sentô se compose d’Olivier Pichard et vous, Cécile Brun. Comment se répartit le travail entre vous sur un album ? Est-ce un travail à quatre mains ?

On a une méthode. Au début on discute de l’histoire ensemble, ensuite Olivier écrit le scénario complètement, page par page, case par case, il me le transmet et je fais le story-board. Je fais une première ébauche qui nous permet d’être sûrs qu’on est sur les mêmes idées, la même perception de l’histoire, et on retravaille s’il le faut les dialogues et le story-board. Une fois qu’on a tout validé, je fais les crayonnés, et ensuite Olivier les reporte sur un papier type Canson avec une table lumineuse. Il reporte le dessin en « encrant » directement avec un crayon 8B, puis il fait la couleur à l’aquarelle. Quand il reporte le dessin, c’est là que nos deux styles se mélangent et on arrive à quelque chose qu’on ne pourrait pas faire chacun de notre côté. C’est ce qui fait l’identité de l’Atelier Sentô.

Vous ne travaillez pas uniquement en bande dessinée : vous faites aussi de l’illustration, de la gravure, du livre jeunesse, du jeu vidéo ou encore du court-métrage. Est-ce que selon les techniques vous racontez vos histoires de façon différente ?

Non, je pense que quel que soit le médium, c’est toujours le même genre d’histoire qu’on raconte, des histoires assez simples basées sur les émotions, les personnages, qui se concentrent sur ce côté quotidien mélangé avec un peu de surnaturel, et ça se passe toujours au Japon. Tous ces différents médiums, c’est juste parce qu’on aime explorer des techniques variées, c’est vraiment un plaisir pour nous de faire plein de choses différentes. On adore faire de l’estampe, de la gravure, du cinéma. Si on pouvait, on ferait du cinéma tout le temps mais c’est trop compliqué. C’est vraiment pour le plaisir de toucher un peu à tout et de voir qu’on arrive à développer un univers qui est bien à nous sur plusieurs supports différents.

À la fin de l’album, on voit les lectures de Naoko à côté du plan de sa maison. Que nous recommandez-vous comme romans et bandes-dessinées ?

Déjà évidemment les lectures de Naoko (Risa Wataya, Ito Ogawa, Banana Yoshimoto), on les recommande fortement ! En littérature contemporaine japonaise, je recommanderais le dernier que j’ai lui, qui est exceptionnel : Okuribi, de Hiroki Takahashi. Ça se passe dans la campagne japonaise avec une ambiance très lyrique, avec des floraisons superbes, comme des estampes hyper lumineuses, mais ça raconte des histoires de jeux d’enfants terribles, qui sont à la limite du harcèlement entre les enfants d’une école. C’est assez impressionnant.

En bande dessinée, on lit beaucoup de choses et on aime bien tout ce qui est science-fiction. On a beaucoup aimé Carbone & Silicium de Mathieu Bablet, qui est aussi des histoires en chapitres, et qui parcourt le temps de manière elliptique, sur des centaines d’années. Igarashi Daisuke, qui a fait Les enfants de la mer, est un auteur de manga qui nous inspire beaucoup. C’est très beau et il a une démarche assez proche de la nôtre, puisqu’il qui a beaucoup voyagé, il a fait des croquis en extérieur avant de vraiment se mettre à la BD, et on sent dans son travail une ligne assez vibrante qui est proche de la réalité tout en la déformant, c’est très beau, ça nous parle beaucoup.
On aime beaucoup aussi le travail d’Ulysse Malassagne, qui est dessinateur et animateur au Studio La Cachette et qui a réalisé Le Collège noir, une série pour enfants qui fait peur, vraiment très peur en fait. Il y a un juste milieu dans son style qui est très croquis inspiré de la nature, de la réalité et en même temps stylisé. On aime beaucoup Le Collège noir parce que les BD pour enfant où on ressent une peur angoissante comme ça, c’est rare. Ça nous a beaucoup plu, on aime bien les choses qui font peur.

La bande annonce de La Fête des ombres (pensez à activer les sous-titres) :

Visuels et vidéo : Atelier Sentô

Une playlist dont on va vous (re)parler
Olivier Jahan, réalisateur de Claire Andrieux : « Mes films ont un regard aimant sur leurs personnages »
Avatar photo
Laetitia Larralde
Architecte d'intérieur de formation, auteure de bande dessinée (Tambour battant, le Cri du Magouillat...)et fan absolue du Japon. Certains disent qu'un jour, je resterai là-bas... J'écris sur la bande dessinée, les expositions, et tout ce qui a trait au Japon. www.instagram.com/laetitiaillustration/

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration