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Assommons les pauvres : le JE flamboyant de Shumona Sinha (Editions de l’Olivier)

Assommons les pauvres : le JE flamboyant de Shumona Sinha (Editions de l’Olivier)

11 August 2011 | PAR Pascal


Les Editions de l’Olivier nous offre un roman flamboyant écrit par Shumona Sinha, révélée par ses anthologies de la poésie française. Mythe et réalité ? Dans l’épaisseur d’une nuit au commissariat pour avoir fracassé une bouteille de vin sur la tête d’un immigré, une jeune femme cherche à comprendre les raisons qui l’ont conduite à une telle fureur. Dans une forme romanesque de l’ultime, avec un sang poétique de l’ivresse, subtile et féconde, l’auteure nous fait le don d’une oeuvre essentielle de précision, reprenant, heureusement, le thème de l’étranger et de l’altérité. Après un vingtième siècle intellectuel flamboyant, “Assommons les pauvres” au titre Baudelairien si fort, conclut avec l’insoutenable légèreté de l’être, évitant les affres de l’essai socilolgique pratiqué dans tant de romans sans honneurs métaphysiques. Quand la poésie, enfin, prend le réel entre 22 chapitres. Quel bonheur!

« J’étais le bras mort d’une rivière cachée au-dessous de la ville. »

Ariane jubilatoire, Shumona Sinha nous confie son monde de poète, indispensable vision contemporaine du réel dans lequel elle exalte la force du mythe. Plongeant aux racines du mal, elle extirpe enfin les valeurs d’Albert Camus, Jacques Dérida et Emmanuel Levinas, pour mettre à plat le mythe de l’altérité. Dans un roman ? Affirmatif. Enfin. Car, il n’est qu’un mythe : « Entre deux personnes, il n’y a que deux monologues. » Constat amer et sans faille. Le mythe, dont la langue est la poésie, a le projet avouable de la pédagogie, de l’accompagnement vers la compréhension, sans état d’âme, factuel. Notre auteur le maitrise avec une perfection sans dévotion pour un humanisme éclairé, sans plaidoyer humanitaire, sans misérabilisme sentimental, avec une fraicheur mesurée au rythme de ses chapitres légers et secs se confrontant à la moiteur assommante de la mythomanie qui l’étouffera, noyée dans tant de labyrinthes de l’humaine topographie.

« Pour errer où ils veulent. Pour croître comme ils peuvent, rabougris, difformes, borgnes entassés, les uns sur les autres dans les sous-sols, ils bougent pendant la nuit, s’enracinent dans une terre qu’ils n’aiment pas mais qu’ils désirent. »

Elle, l’héroïne au mystérieux « je », son domaine reste la topologie, la logique administrative. Délivrer l’acte qui autorise de par et sous le contrôle de l’autorité. Inventer la bonne histoire, celle ui rentre dans les cases d’un autre labyrinthe de surface, pour suivre la bonne file, celle qui mène à l’eleutheria grecque, cette liberté qui mène où l’on veut. Tant d’espoirs des autres creusent le désespoir du récepteur officiel, du jongleur de langue, de l’interprète officielle et officiante, rabaissée au rang d’écrivain public. Elle, sait qu’il ne suffit pas de vouloir. Elle, Ariane aux fils innombrables devenant Cerbère. Nous ne pouvons, que lever ses vers devant toute bête rampante, et notamment celle qui sommeille en nous, car enfin, après le brio des intellectuels du XXème siècle, la littérature, dont la poésie est le fleuron, se saisit à pleines lignes de cette vision du réel, évitant la fable et sa morale publicitaire. Nous sommes bien dans la littérature. Nous ne sommes pas dans l’essai postmoderne analytique, ni dans le brainstorming intérieur, dont Shumona Sinha ne garde avec sagesse que les plus purs bourgeons. Ainsi va son roman, comme la vie, où, fatiguée de tous ses corps entassés, ses arbres de vie sans eau, ses torrents d’affects aux communes racines, la sexualité la plus débridée nous redonnerait le goût du corps, vivant enfin.   L’évaporation est la clé des souhaits et de ses craintes. Arriver à ne garder que le léger ? Ses motivations premières. Mais, l’évaporation peut sonner comme l’oubli, celui de ce qu’elle fut et ce « vers où » elle a été projeté par ses parents et se nomme « le vide ».

Nous pourrions définir le « je » de notre auteure comme kafkaïen. Un « je » autobiographique certes, mais répondant à notre propre jugement. Il répond à cette exigence intérieure de la connaissance qui mène au vide, une projection. Quel beau risque, quel bel entendement littéraire, quelle belle correspondance avec le spectateur, évitant ainsi l’hypnose paradisiaque sans en abimer l’origine et l’esthétique, d’une hypnose paradisiaque à la Rabinranath Tagore. Ce « je » est l’empreinte, avec des « noms non-dits », jamais épelés (comme celui de D-ieu), des personnages à jamais nommés, y compris l’auteure – je parmi les autres, appartenant à la somme de l’humanité indienne- fantômes en quête d’identité, d’une puissance métaphysique pertinente, accumulatrice jusqu’au dégoût, inéluctable. Je veux le bonheur de l’autre ; je le regarde, l’écoute, poreuse à son monde sensible, donc légère. L’eau s’évapore et je ne garde que l’essentiel Oui, mais voilà, l’existence insatisfaite, la norme imbécile et indispensable de l’écrivain public-adinistratif, me fait passer du poreux à l’imperméable. La pierre s’alourdit donc. L’amas de pierres devient une surface humaine insupportable de par les labyrinthes entendus, inéluctables, jour après jour, sous le joug de l’autorité politique, mondiale, architecturale, mentale, physique. Bref, l’autorité qui n’autorise à rien, et surtout à ne pas satisfaire sa culture humaniste, jusqu’à en haïr ses propres parents. « Aimer, c’est trahir. » Elle, « Je », son autre « Je », rédactrice dans l’œil du typhon administratif. Elles ne les aime pas, pour cause de mission puis par raison, puis par épuisement, puis par dégoût de ses propres parents, rejet de l’origine, projetée dans sa volonté d’être au-dessus, dans la connaissance et le savoir, s’affublant d’une médaille de la volonté que les pauvres, celles et ceux qui lui font face, n’ont pas.Un Je subtile comme une mise en abîme infernale répondant à Charles Baudelaire. Suis-je ou pas un autre « je » ?

Eminemment métaphysique.  Il y a cette idée simple au départ, que la souffrance des autres accumulée, aucune digue ne peut la retenir. Mais, ici, la métaphore romanesque, est de nature terrestre, et le fleuve est sien et propre, se nommant poésie. Sa sensation physique se résume à ce lézard, métaphore solaire qui joue sur sa colonne vertébrale. Poétique du mal ? Voyage entre Arendt et Levinas, contre-pied de Rabinranath Tagore et de son goût paradisiaque face à l’inertie ? Vraisemblablement. Son arbre de Paradis se sépare en deux rivières : la peur et la colère. Zola et Kafka y ont leur mot à dire. L’un pour cette réalité de la réalité qui tue les sens et l’essentiel de la liberté, l’autre pour cette pénétration de la quête de son homme intérieur qui, à trop y plonger par perfection et esthétisme, s’il ne mène au suicide, mène au meurtre de l’autre, son semblable, son miroir. Le désespoir des racines et du zèle. Face aux données réelles, elle nous offre ce que l’on pourrait appeler le premier roman de la sous-réalité. Sur cette question, elle ne répond pas. Ce silence d’une non-implication, l’éloignant par là-même de Frantz Kafka (à mon sens le Mr K, commissaire du roman ; celui qui cherche l’origine du mal, l’homme de son procès intérieur) donne une tension romanesque de grand style.  Maîtriser, c’est avoir cette faculté d’être successivement « coupable, témoin et juge ». Pourquoi ? Pour comprendre « le mouvement des racines qui mène à la vigne puis au Dieu du vin. »

Entre le sentiment et la défense,  élastique, la volonté et la description, subtile, Shumona Sinha perçoit les histoires, les traduit pour faire de l’autre, non plus un paria, mais un « accepté », au nom de témoignages de souffrances, de guerres et de procès, qu’elle engouffre, les uns après les autres sous un ciel moite et lourd. Celui du mensonge. Elle plonge dans leurs labyrinthes aux murs communs. trop communs, sans pouvoir se réserver, s’autoriser la distance. Elle dit de l’une de ses demandeuses :

« On devine avec elle les mitrailleuses entre les piles de sacs, comme des marques de ponctuation dans un texte long et insipide. »

Et, « le jongleur des langues », interprète légale assermentée, rédactrice de procès verbaux, témoignages acerbes et formatés au risque du mensonge, y perd sa magie, son souffle poétique, son interprétation éthique et son désir d’écrire, trahie. Trahie elle-même, certes. Trahie par cette distance « intellectuelle » qui la rend « colonisatrice experte » de ces “méduses échouées”, par la règle, trouvant dans l’attitude désespérée de ses ressortissants, ses propres frères un repoussoir assommant. Trahie, peut-être, par l’esprit de la poésie du Maître. Nous sommes tous des assassins potentiels. Solitude de la hauteur. Elle abandonne, livre subtilement toute dimension éthique au lecteur. Génie.

« le nom d’une rivière mal placée auprès d’un nom de village, un adjectif flou pour un incident planté comme un couteau dans la chair. »

Le développement du livre fait naître des aspects hypocondriaques n’allant pas jusqu’à la maladie incurable « Comme des charpentes magistrales de ce qui ne sera jamais achevé. » Pourquoi ? Pour révéler la conscience religieuse et la conscience ethnique. Tout fait, tout mot doit être dans une politique de la peur, ineffable, tension pure. Un obscur objet mental, derrière des persiennes, sous des regards, des silences millénaires, des devoirs de dénonciation de l’autre, celui du parti A ou du parti B, le « terroriste » vernaculaire, théorie de l’imbécillité selon Annah Arendt. La présence dans le factuel évite toute moralisation. Le colonisé fait le colonisateur, même si c’est sa sœur, son frère, sa famille. Le regard du potentat sur le postulant. Ecrivain publique sous haute surveillance dans ce rapport à sa supérieure créateur d’érotisme. Le global est confus. Miller avait cette observance de la poésie basée sur le réel dans son trolley ovarien (Tropique du capricorne). Aujourd ‘hui, l’enfant du factotum Indien prend la parole.

Chaque petite finalité sur les chapitres est un œil, divin, fragmenté, un morceau de destinée passé au macroscope de nos temps, celui d’aimer ou pas, d’érotiser, de fantasmer, de conclure sur des plaies personnelles. Conclusions définitives, conclusions olfactives, conclusions partielles que l’on remet en doute à chaque « audience, interrogatoire, écoute » ? Comment au juste les nommer dans ce monde « sans nom » et simplement dans l’euphorie de l’aphorisme – Robin des bois, Lézard, méduses, Ibiscus, Tchétchène – simplement flamboyants comme l’arbre tropical du même nom auquel le lecteur s’abreuve, sevré pour une nouvelle traversée des couloirs de l’immigration, et de l’étranger rendu à lui-même. Projection et posture du colonisé ? La liberté, la liberté chérie du mouvement nous l’offre, dans le mensonge, l’observation du devoir d’écrire une histoire dans les normes administratives, faisant du poète créateur qui sommeille en nous, un futur et potentiel assassin. Ce qui est silencieux, amis lecteurs, c’est la morale. La fable n’existe pas. Le fabuleux encore moins ; seul el regard a, entre les barreaux de la cellule, dans l’étonnement d’une parole de témoin improbable, mentant sur les trois procès qui le poussent à partir, offrent un éclair de giboulée. Ici, le sol et les murs sont moites devant la langue asséchée et non conforme du postulant au départ. La lumière est dans le désir de l’autre ; dans notre regard (projection du « je », magnifique exercice de style), il faut aller chercher dans notre propre éthique, le fragment de soleil de l’ « autre », celui qui me fait face. Celui qui lui fait face est indicible et si commun, jour après jour dans sa demande de « régularisation ».

Poésie et richesse de la sécheresse, de la moiteur, de l’évaporation, du poreux essentiel et de l’imperméable de l’existence de la réalité, Sang poétique du Gange à l’Euphrate. Liquidité qui rend plus mouvante la boue, plus hésitante pour les pas, sables mouvants, image de la perversion à jamais narcissique de l’employée de bureau. L’un veut bouger, absolu liberté du mouvement ; le possédant est l’apogée du sédentaire, volontairement paralytique, et pourtant rebelle. « Et nous pauvres rebelles assis sur notre banc, nous n’en bougerons pas. » Rabinranath Tagore

Immense fiction de la science humaine, du dessin et de ses lois, de ce dessein à la voix poétique, Shumona Sinha nous fait le don d’un sang poétique renouvelé. Nous l’attendions car, enfin la poésie prend sa part dans le réel dans un roman factuel et sensible, sans états d’âmes subversifs, guidant nos pas vers la liberté. Celle qui nous mène dans l’Aléthéïa, la vallée de la vérité, celle de la volonté et du possible, celui d’aller où l’on veut. Est-ce que j’aime ce livre ? Aimer, c’est trahir. Un roman essentiel ou l’intelligence fut de ne pas séparer la topographie des lieux de notre géographie vitale du déplacement.


Pascal Szulc

 

 

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