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« SOS Silhouette ! » : le cri d’un historien du corps face au défi contemporain du corps mince

« SOS Silhouette ! » : le cri d’un historien du corps face au défi contemporain du corps mince

22 February 2013 | PAR La Rédaction

« SOS Silhouette » proclame avec malice le titre du dernier essai de l’historien Georges Vigarello. S’intéressant à la valeur contemporaine de la minceur, le chercheur remonte le temps jusqu’à l’invention du terme « silhouette » autour des années 1760 pour comprendre comment la place croissante prise par le regard a entraîné la place croissante prise par les pratiques censées maîtriser les allures et les anatomies. Un livre passionnant et très richement documenté pour celles et ceux qui souhaitent savoir comment nous en sommes arrivés « là ».

Il était très tentant de commencer ce compte-rendu en disant « on ne présente plus Georges Vigarello » tant l’historien des pratiques corporelles (sport, éducation, santé et beauté) est célèbre pour ses nombreuses études dévoilant la construction du corps à travers les âges et tout particulièrement à notre époque, mais cette voie n’était pas à la hauteur du livre en question.
Georges Vigarello fait partie des penseurs incontournables en sciences humaines et sociales quand il s’agit d’interroger le corps en refusant de se réfugier derrière une définition strictement biologique ou physiologique. Le corps qu’étudie Vigarello, c’est ainsi un corps symbolique et imaginaire, un corps social qui s’éduque, se soigne, s’embellit et qui fait sens lors des interactions sociales. Le corps réel est aussi essentiel que les normes, les techniques et les pratiques visant à le construire.
Pionnier dans ce domaine de l’histoire du corps, Vigarello nous offre avec La silhouette. Du XVIIIe à nos jours. Naissance d’un défi une étude magistrale qui viendra compléter les autres ouvrages de l’auteur traitant du corps et de la beauté, à savoir : Le corps et l’art de l’embellir de la Renaissance à nos jours paru en 2004, Les métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité du Moyen Âge au XXe siècle paru en 2010, sans oublier les deux fameuses trilogies parues au Seuil dont il est le co-auteur, Histoire du corps (2006) et Histoire de la virilité (2011). Les titres de ces quelques ouvrages récents trahissent les préoccupations d’un chercheur passionné : le corps avec ses normes, ses techniques et ses pratiques destinées à la socialiser, à l’embellir, à l’entretenir.
L’importance de cet historien tient également aux enseignements qu’il dispense à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) et à l’encadrement de nombreux travaux de recherche sur le corps et les pratiques sociales, permettant ainsi de faire avancer collégialement la connaissance du passé et du présent.

Venons-en à l’ouvrage en question.
Le printemps approche et avant de tous se mettre au régime – excellent moyen de grossir à moyen terme mais seule voie court-termiste pour être présentable et montrable aux premiers rayons de soleil –, avant de retourner suivre assidument les cours de Body Pump, de steps ou de Zumba, selon ses préférences, et de se ruer sur les dernières innovations cosmétiques qui ne vont pas tarder à s’immiscer dans la presse et nos salles de bain, autant se poser un instant et réfléchir à cette tyrannie de la silhouette, grand « défi » de notre époque selon l’auteur. À défaut de modifier nos comportements et nos actes, cela changera au moins la conscience que nous avons de notre irréductible irrationalité que le souci des apparences exaspère inéluctablement.
Dans son dernier opus, Georges Vigarello s’intéresse ainsi à l’intérêt porté à la silhouette du XVIIIe siècle à nos jours : il étudie ainsi « La naissance d’un défi » dans un ouvrage qui mérite à bien des égards le titre de beau livre. Beau livre puisqu’il s’agit d’un ouvrage de qualité qui s’achètera pour soi ou qui s’offrira – attention aux messages cachés toutefois, il ne faudrait pas faire croire à un message subliminal –, richement illustré et présenté dans un format grand livre qui lui sied à merveille. La qualité de l’analyse va de pair ainsi avec le format. Beau livre surtout puisque l’historien s’attache à étudier les glissements sémantiques du terme et la cristallisation contemporaine sur une certaine notion de silhouette, ambivalente, tantôt manifestation désirée d’un idéal de beauté et de jeunesse, tantôt indice de troubles possibles, voire de danger.
Comme l’histoire du motif de la silhouette n’avait pas été faite, Vigarello s’est emparé de ce sujet et a étudié l’évolution du thème de l’apparition du mot dans les années 1760 – longtemps cantonné à l’univers des dessinateurs – à sa signification aujourd’hui où l’état de la silhouette est quasiment une valeur, à savoir : une présentation spécifique de soi, un semblant qui révèle l’être tout autant que le rapport au paraître.
Comme dans l’ouvrage collectif Histoire du corps, Georges Vigarollo s’attache ici à montrer que la notion de silhouette a évolué en synergie avec une évolution plus profonde : la place croissante prise par le regard porté aux allures et aux anatomies et par les pratiques censées les maîtriser qui conduisent à un patient travail d’intériorité.
Nous apprenons ainsi que le thème de la silhouette n’a pas toujours évoqué la recherche de la minceur visible caractéristique de notre époque. Jusqu’au début du XXe siècle, la mode était d’ailleurs à l’allure relativement plantureuse, bien que corsetée, redressée, maintenue. C’est avec Coco Chanel notamment que les coupes longilignes ouvrent l’ère d’un corps fin et libre – ou du moins libéré –, l’ère de « la célérité » où il importe de peser (toujours) moins pour être (toujours) plus efficace, plus fluide, plus mobile, en d’autres termes, plus performants.
Ce que le profil des femmes et des hommes nous apprend en fin de compte porte autant sur le corps imaginaire que sur les représentations que la société a pu se faire d’elle-même depuis le XVIIIe. L’affaire traitée dans ce livre n’est donc ni mince ni superficielle mais au contraire, capitale.

En guise de conclusion, donnons la parole à l’auteur et osons deux citations cruciales :
« c’est d’abord le statut du corps lui-même qui a changé : l’enjeu de l’apparence en particulier, la mise en scène de soi, l’importance centrale qu’elle revêt. La pénétration de l’écran par exemple dans tous les secteurs du quotidien a bouleversé les références physiques. Elle a transformé l’image en modèle d’attitude : la visibilité s’est faite critère premier. Le diktat est massif : « être vu » et, plus encore, « être remarqué », imposé en idéal de comportement. Le défi est celui d’une apparence de bout en bout révisée, réfléchie, travaillée. La télévision est progressivement devenue lieu d’« emprise », disait Bourdieu à sa manière. Mieux, la culture « est devenue progressivement médiagénique », diffusant références et vérités. [..] Plus profondément, ce sont les sociétés individualistes qui accentuent encore ce sens premier donné au corps. L’individu y existe par ce qu’il montre, sa façon d’être, son immédiate visibilité clairement circonscrite à sa plus stricte apparence. Il s’y affirme très fictivement « issu de lui-même, sans ascendance ni milieu, « limité » à sa seule présence factuelle. »
« Devenu plus que jamais lieu d’identité, le corps doit « manifester » quasiment la personne : il en est le signe, l’expression première, phénomène décisif dans une société individualiste où, chacun, pour la première fois, n’a à exprimer que lui-même. D’où cet interminable travail pour révéler « physiquement » du singulier : silhouette d’autant plus précieuse enfin qu’elle est devenue le « lieu » privilégié du moi. »

Anthony Mathé

La silhouette. Du XVIIIe à nos jours. Naissance d’un défi, Georges Vigarello
Ouvrage paru aux Éditions du Seuil
Prix : 35 euros

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