Opéra
La Dame de Pique remporte la mise au festival de Pâques de Baden Baden malgré une mise en scène qui s’égare

La Dame de Pique remporte la mise au festival de Pâques de Baden Baden malgré une mise en scène qui s’égare

11 April 2022 | PAR Philippe Manoli

L’affiche était luxueuse, et les changements de dernière minute n’ont que peu affecté la réussite de la nouvelle production commandée à Patrice Caurier et Moshe Leiser. Mais ce n’est pas leur mise en scène guère inspirée qu’on retiendra : les magnifiques voix réunies, et l’exécution orchestrale de tout premier plan de Kirill Petrenko à la tête du Philharmonique de Berlin ont suffi au bonheur de festivaliers.

« On avait entendu Tchaïkovski avant même que Poutine n’existe », a déclaré le directeur du festival Benedikt Stampa sur scène avant la première de La Dame de Pique à Baden-Baden, justifiant ainsi la programmation d’une œuvre russe et d’artistes russes lors de l’ouverture du festival de Pâques de la cité badoise. Le public était conquis d’avance, d’autant plus que les déclarations bien connues de Kirill Petrenko sur l’invasion de l’Ukraine avaient tôt fait de rassurer le public occidental. Mais alors que la pandémie pouvait encore lui nuire, un festival comme celui de Baden-Baden peut se permettre de perdre une tête d’affiche et d’en présenter une autre en un tournemain : ainsi la défection d’Asmik Grigorian a abouti à son remplacement par Elena Bezgodkova, puis par Elena Stikhina, à la dernière minute, artiste que le public a plébiscitée.

Après celle d’Alexei Stepanyuk en 2015, la direction du festival a demandé au duo formé par Patrice Caurier et Moshe Leiser une nouvelle mise en scène, qui tient compte de la grande largeur de la scène du Festspielhaus. Christian Fenouillat a créé avec eux un dispositif scénique qui utilise toute cette largeur en la marquant : il réduit l’espace en hauteur par un système de panneaux qui vont masquer soit la partie haute du décor, soit la partie basse, en divisant ainsi l’espace scénique. En bas, une très grande tablée remplace le parc estival, puis un autre décor avec un escalier à jardin et un décrochement représente la maison de la comtesse, tant les appartements de Lisa que ceux de sa grand-mère, et également le lieu du bal masqué. Un autre décor dans cet espace, dans un rectangle oblique, représentera plus tard la chambre d’Hermann au troisième acte, tandis qu’on revient à la large tablée pour représenter la salle de jeu du dernier tableau (trente-quatre choristes y prennent place coude à coude). Quand les panneaux coulissent, en haut on aperçoit plusieurs pièces : de gauche à droite la chambre initiale d’Hermann, celle de Pauline, celle de Lisa, puis la salle de bains de Lisa (dont la baignoire symbolisera la Neva dans l’avant-dernière scène, rien moins !). Aux murs, un papier peint jaune délavé, à rayures bleues, symbolise sans doute la décrépitude du milieu qui nous est présenté. Ce décor a pour but de nous dépayser par rapport aux didascalies sans nous perdre totalement, et il y réussit plutôt bien.

Une mise en scène contestable…

La difficulté est de percevoir un vrai fil directeur dans les intentions de Caurier et Leiser, et à part l’idée d’ivresse, on n’en distinguera guère. Ainsi Hermann pendant l’ouverture est attablé et boit de façon déjà excessive, tandis qu’on projette derrière lui des photos de famille de l’ancienne Russie, puis des flammes. Tout le monde va boire peu ou prou, Lisa, Pauline et la Comtesse, jusqu’à Tomski. Ivresse donc, qui pose un problème évident : le pauvre Hermann est privé de toute évolution psychologique, puisqu’il porte un costume militaire plutôt moderne, mais débraillé dès l’ouverture, et que rien ne viendra signifier la progressivité de sa déchéance. Ivresse des sens donc et un brin de confusion des genres aussi, puisque Pauline et Lisa vont s’offrir un baiser bien incongru sur la bouche à l’acte 2, après qu’elles s’étaient rapprochées dans la pastorale, jusqu’à ce que Pauline pleure la mort de Lisa au dernier tableau, tandis que Tomski est un homosexuel un peu dandy, accompagné d’un jeune amant dès la première scène. Mais pourquoi diable transformer la maison de la Comtesse en maison close, où les jeunes filles de sa suite se présentent en corset et jupon ? La raideur de l’étiquette de la Comtesse en prend un sacré coup, mais bien inutilement surtout : elle n’a rien d’une maquerelle au milieu de ces filles de joie. Et pourquoi donc transposer la déclaration sublime du prince Yeletski à Lisa dans sa chambre, tandis qu’ils se déshabillent, que le prince l’attache au lit et la menace d’un couteau avant de la chevaucher ? Tout cela ne mène pas loin, quand cela ne nie pas tout net le sens psychologique de la musique. La seule idée réussie est la transformation de Tomski : son jeune mignon va s’amouracher d’un amant aussi jeune que lui lors de la pastorale, de sorte que le chagrin d’amour de Tomski résonnera de façon très émouvante lors de sa chanson au dernier acte (« Iésli b milyiè dièvitsy ») quand il évoque le regret de ne pas être le rameau sur lequel se posent les fauvettes, les filles. Ainsi l’âme de Tchaïkovski et ses malheurs personnels semblent-ils planer grâce à ce personnage sur la production. La direction d’acteurs par ailleurs, d’abord très relâchée, semble toutefois s’affermir à partir du troisième acte. Les lumières de Christoph Forey sont trop peu différenciées cependant pour créer des atmosphères suffisamment suggestives : on attend autre chose qu’une lumière blanche crue dans l’air de la Comtesse, même si le rouge qui envahit progressivement la scène de l’apparition au dernier acte est plus pertinent. On pouvait tant faire avec les ombres notamment dans un tel drame autour de la folie progressive d’Hermann, elles sont trop parsemées ici. Mais il est vrai que cette dimension névrotique est réduite à l’alcool… Quant à la mort de Lisa, la tête frappée par Hermann contre le carrelage de sa salle de bains, puis tombant dans sa baignoire, quelle trivialité…

… mais la distribution sauve la mise

Fort heureusement, la distribution de haut vol en donne pour son argent au spectateur. Yevgeny Akimov et Anatoli Sivko sont des compères de beau relief pour Hermann. Les deux barytons sont somptueux : Vladimir Sulimsky, Mazeppa de première force ici même en novembre, est un Tomski de grande classe, excellent acteur, doté d’une voix charpentée et aisée sur tout le spectre. Sa ballade de l’acte 1 (« Odnajdy v Versaillè », « Une fois, à Versailles ») est brillante et totalement maîtrisée, avec des diminuendi finement dosés et des allusions diaboliques qui en font un très grand moment de théâtre. Boris Pinkhasovitch n’a aucun rival aujourd’hui en Yeletski : quelle tenue en smoking, et quelle finesse dans l’aria (« Ia vas lioubliou », « Je vous aime d’un amour sans bornes »), malgré tout ce qu’on lui fait faire ! Le phrasé est splendide, l’envolée lyrique admirablement suspendue, et la terrible frustration du prince palpable pour le spectateur. Le baryton russe peut être comparé aux plus grandes références historiques de ce rôle. Du côté des filles, la mezzo-soprano russe Aigul Akhmetshina, formée au Jette Parker Young Artists Programme de Covent Garden, confirme son statut de star naissante, avec un instrument magnifique, idéalement équilibré, un grave capiteux, très coloré et un aigu de soprano du plus beau métal. Sa romance du premier acte (« Podrougui milyïa », « Chères amies ») est littéralement enivrante.

Très belle physiquement, elle s’accorde vocalement de façon remarquable avec la Lisa d’Elena Stikhina, de timbre très lumineux, opalin, à la projection formidable, et qui sait couler les émois de la jeune fille séduite et trahie dans un flot vocal de grand style, grâce à une diction cristalline, et un sens du phrasé qui laisse entendre quelle interprète de lieder elle sait être. Leurs duos au premier acte et dans la pastorale atteignent des sommets, et l’actrice s’éveille en Stikhina dans l’air de la Neva, jusqu’à subjuguer le public. Bien qu’habituellement on confie Lisa à des voix plus lourdes, Stikhina, qui s’était fait connaître en remplaçant brillamment Anna Netrebko en Tatiana à l’OnP en 2017, allie la fraîcheur d’une voix de jeune fille à l’éclat d’une habituée de Tosca : la quadrature du cercle en quelque sorte. Pour des débuts dans le rôle, quelle performance !

C’était une bonne idée de confier la Comtesse à la mezzo allemande Doris Soffel, ancienne gloire de la Staatsoper de Munich dans les années 1980. Son apparition au premier acte en quasi sorcière est, théâtralement, un plein succès. La voix a perdu en couleur et en matière surtout, ce qu’elle trahit dans la scène du spectre au troisième acte, où trop de nasalités apparaissent. Mais la conduite du son reste admirablement maîtrisée, de sorte que la chanson de Grétry, très attendue (« Je crains de lui parler la nuit ») est une totale réussite, dans un decrescendo maîtrisé sur les reprises, aboutissant à un filet de voix d’une ténuité rare, à l’impact sidérant.

Arsen Soghomonyan enfin, s’il ne dispose pas de l’instrument lumineux de certains de ses confrères, dispose d’autres qualités pour incarner Hermann. Vocalement, le ténor arménien, ancien baryton, a l’endurance et l’ancrage vocal assez bas nécessaires au rôle, et des aigus relativement brillants, toujours aisés. Surtout, c’est un chanteur de grande classe, formé au Stanislavsky de Moscou, qui ne craint pas d’utiliser la nuance piano, et sait animer les phrases du rôle en s’appuyant sur les mots, tout en les dessinant avec une très grande longueur de souffle. S’il culmine dans un air final particulièrement impressionnant (« Tchto nacha jyzn’ », « Qu’est notre vie ? »), il sait tout au long d’un rôle écrasant développer la psychologie du personnage au travers du chant, ce qui est particulièrement rare. Enfin l’acteur, laissé à lui-même, face au public les trois quarts du temps, sait éviter toute forme de platitude comme d’excès, pour laisser transparaître la dérive morale et psychologique du personnage. Quels débuts également !

Le chœur d’enfants du Cantus Juvenum de Karlsruhe est digne d’éloges, comme le Chœur philharmonique slovaque de Prague, d’une homogénéité sans faille, chez les hommes comme chez les femmes, nous offrant une chanson à boire formidable de puissance et d’élan au dernier tableau, comme une prière recueillie et émouvante après la mort d’Hermann.
Et que dire du Philharmonique de Berlin sous la baguette de Kirill Petrenko ? Le chef russe mène la narration de main de maître, toujours attentif aux chanteurs, auxquels il donne les départs de la main gauche. L’étagement des plans et l’équilibre des ensembles se révèlent sous sa houlette très impressionnants. Jamais dans l’excès de décibels, il mise à l’orchestre sur l’intensité plutôt que sur le volume, et profite de la somptuosité de ses instruments (existe-t-il au monde cordes plus voluptueuses ? ) pour distiller des atmosphères finement contrastées, créant un arc de tension très progressif, usant des nombreux pizzicati de cordes pour exprimer l’angoisse d’Hermann comme à travers les battements de son cœur, notamment au moment de la mort de la comtesse. Petrenko tient ses cuivres en lisière, les rendant très doux, et privilégie les bois, notamment le hautbois si expressif quand Hermann avoue à ses amis qu’il est amoureux au premier tableau, puis plus tard les bassons et clarinette basse qui expriment de façon lancinante le trouble psychologique qui envahit le protagoniste. Et quand le rythme s’accélère, notamment dans la scène de la Néva, la virtuosité des cordes laisse le spectateur pantois.

Rien d’étonnant à ce que celui-ci offre au chef russe l’ovation la plus marquée à la fin de la représentation, et que les applaudissements se muent en standing ovation (les metteurs en scène essuyant quelques discrètes réprobations). Après trois ans de disette sur le plan des opéras mis en scène, le public s’est goulument rattrapé en ce soir de première.

Visuels : © Monika Rittershaus 

Ermonela Jaho, Ludovic Tezier et Pene Pati enflamment le Théâtre des Champs-Élysées, avec Thaïs.
Agenda de la semaine du 11 avril
Philippe Manoli

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