Cinema
The Novice : la catabase aquatique de Lauren Hadaway

The Novice : la catabase aquatique de Lauren Hadaway

11 January 2023 | PAR Jane Sebbar

Autobiographie sportive ? Histoire d’amour tragique ? Thriller psychologique ? Film d’horreur ? On ne peut pas vraiment choisir. The Novice est tout cela à la fois. Le premier long-métrage de Lauren Hadaway, hautement récompensé au festival canadien de Tribeca en 2021, sort en salle ce mercredi.

Au commencement, Dieu ne créa pas le ciel ni la terre. Au commencement, Dieu créa l’eau. Un lac noir sans vague et sans vie. 

La première et la dernière image de The Novice constituent un plan aérien. Il y a de l’eau. Il n’y a que de l’eau. Partout. Se dessine par contraste une longue pièce de bois de couleur pourpre. Elle se distingue des environs aquatiques sombres, presque plastifiés. Cette longue pièce de bois, c’est la tronçonneuse du film d’horreur, c’est l’obsession du thriller psychologique, c’est la porte émergée du Styx noir qui mène aux Enfers. Quelqu’un y est allongé, tenant des rames des deux côtés de l’aviron, à l’horizontal. Il s’agit d’Alex Dall. Elle porte sa croix avironesque. L’image presque christique annonce l’itinéraire tragique de la jeune fille progressivement consumée par une ambition absurde. 

Dieu dit : « Que la lumière soit ! ». Et la lumière ne fut pas. 

« Legs, body, arms » 

Qui est Alex Dall ? A vrai dire, on ne le sait pas vraiment. S’il s’agissait de littérature, on blâmerait le point de vue externe qui s’insinue au début du roman. Le spectateur n’entre jamais complètement dans la tête de cette jeune fille solitaire, qui se ronge les ongles jusqu’au sang et qui repasse ses examens universitaires trois fois pour vérifier les réponses. Lorsqu’elle décide de rejoindre le club d’aviron de son université, qu’elle arrive dans un souterrain lugubre pour la séance d’essai, l’entraineur lui pose la question : « Pourquoi veux-tu faire de l’aviron ? ». Sa question restera sans réponse. 

Et pourtant, on a envie d’entrer dans sa tête, de comprendre pourquoi elle développe aussi rapidement une telle obsession pour un sport qu’elle choisit par hasard, et pour lequel elle n’a aucune aptitude. Les plans rapprochés, presque suffocants, de ce visage tendu et nerveux, frustrent le spectateur qui a envie de comprendre, mais qui n’y arrive pas. Si on ne la comprend pas, on ne voit pourtant qu’elle. C’est comme si elle étouffait l’écran.

Tout commence dans ce souterrain humide où, chaque matin, les novices se retrouvent pour s’entrainer. « Legs, body, arms ». Ce sont les mouvements à retenir pour espérer un jour monter sur un aviron et ramer en compétition. Pendant les dix premières minutes du film, Alex Dall, campée par la tumultueuse et frénétique Isabelle Fuhrman, ne prononce pas un mot. Pas un mot, excepté « Legs, body, arms », qu’elle se répète constamment, à telle point qu’ils s’incrustent dans le cerveau et qu’on n’arrive plus à s’en défaire. 

« The Novice est ma catharsis » 

L’histoire d’Alex Dall, c’est l’histoire de Lauren Hadaway, la réalisatrice. Lorsqu’elle avait 17 ans, elle a décidé d’entrer dans l’équipe d’aviron novice de son université. L’histoire de cette jeune fille qui tente d’être la meilleure sans jamais y arriver, c’est l’histoire de Lauren Hadaway qui était toujours l’avant-dernière nageuse de banc dans chaque équipe.

Une étude de caractère que la réalisatrice élabore pour se purger de ce besoin viscéral de défi qui l’a poussée à développer des feuilles de calcul Excel pour suivre sa progression, qui l’a convaincue de se trouer christiquement les mains à force de ramer. « Ce film, c’est ma tentative d’explorer une partie de moi-même que je ne maîtrise pas complètement » confie la réalisatrice. Le caractère insaisissable d’Alex Dall projeté sur l’écran n’est autre qu’un reflet de la tentative laborieuse et magnifique de Lauren Hadaway de se saisir elle-même. 

« Tout le monde pensait que tu étais psychotique » lui a avoué un jour l’une de ses camarades d’aviron. Et on ne peut pas les blâmer. Ce film décrit l’ambition d’une progression athlétique et la dure réalité d’une véritable catabase. Le scénario se construit autour d’une immersion progressive dans la folie psychiatrique et l’onirisme cauchemardesque d’Alex Dall. Les scènes d’aviron deviennent de plus en plus surréalistes. Les chansons d’amour des années 1960 qui traversent les scènes d’entrainement se tordent et se déforment au fur et à mesure que le film s’emballe. Car en effet, le film s’emballe. Il se ressert autour du cou de la jeune étudiante dont le pouls s’accélère progressivement. 

The Novice, c’est également l’histoire d’une transformation physique. La réalisatrice étudie les effets destructeurs du sport de compétition sur le corps. Les plans rapprochés accordent une place particulière à l’organique, à la limite entre l’athlétique, le sexuel et l’auto-destructeur. Des cheveux en pagaille. Des poumons en feu. Un dos en sueur. Des mains en sang. Des côtes entaillées. Des veines lacérées. Alex Dall se transforme. Son corps se décharne. Son visage se creuse. Ses mains gonflent. L’actrice elle-même opère cette métamorphose, à telle point qu’à certains moments, on croirait voir un animal. Lorsque Dall s’adresse à son adversaire, Brill, qui vient de gagner sa place sur l’aviron de compétition, elle esquisse un rictus presque bestial. Une sorte de réflexe instinctif à l’approche du prédateur.

Le cran 

« Les entraîneurs n’ont jamais complimenté mes capacités athlétiques ; ils ont complimenté mon courage ». Alex Dall n’a aucun talent. Elle le sait. Elle a beau se dépasser elle-même, elle n’arrive pas à dépasser les autres. Elle a beau s’entraîner pendant les vacances scolaires, alors que ses concurrentes rameuses ne le font pas, elle n’obtiendra pas sa place en compétition. Son rapport à l’échec façonne son rapport aux individus qui l’entourent et qui apparaissent soit comme superflus soit comme des adversaires à battre à tout prix. 

La plupart des thrillers sportifs, à l’instar de Black Swan dessinent des personnages consumés par leur talent. Mais ici, il n’est pas question de talent. Il est question de courage. Dans Black Swan, le Cygne blanc se fait dévorer par le Cygne noir au nom de la folie créatrice et du génie destructeur. Mais dans The Novice, Alex Dall se fait dévorer par la persévérance, par l’unique arme dont elle dispose : le cran. Ce thriller aquatique réussit à déjouer les attentes du drame psychologique classique.  

C’est comme le débat a priori superficiel que mènent Alex et sa petite-amie alors qu’elles jouent au billard. Les deux jeunes étudiantes ne sont pas d’accord sur les motivations qui ont poussé les Américains à aller sur la Lune. La petite-amie avance l’argument du progrès scientifique, Alex avance celui de la compétition avec les Soviétiques. On y revient toujours. Pour Alex, une action n’a de valeur que si elle se réfère à un classement préalable entre les Hommes. Il n’y a pas de satisfaction intellectuelle ou physique qui vaillent, seul le jouissement pervers et pourtant si humain d’écraser les autres pour se dépasser soi-même.  

Une histoire d’amour tragique 

The Novice, dans ses interstices oniriques et ses bifurcations obsessionnelles, n’est autre qu’une histoire d’amour vouée à l’échec entre une jeune fille et un sport. Chaque scène d’aviron hyperstylisée capture une étape différente de cette relation tragique : la première étincelle, l’attirance maladroite du début, la première fois qu’on fait l’amour et la lente descente vers une relation toxique et abusive.

Il s’agit d’une attraction sans fin précise et pourtant inexorable. Même lorsque l’histoire d’amour s’achève, Alex se fait rattraper par le coup de foudre. Elle veut continuer. Il pleut. Le tonnerre va s’abattre. Mais elle continue. Il faut qu’elle atteigne la ligne d’arrivée. Quoiqu’il en coûte. 

« Que la lumière soit ! ». Et la lumière ne fut pas. 

 

 

Visuel : © Dossier de presse 

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