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Le Gang des Bois du Temple : un film patient, tissé avec rage et grâce

Le Gang des Bois du Temple : un film patient, tissé avec rage et grâce

21 March 2023 | PAR Geoffrey Nabavian

Le septième film de Rabah Ameur-Zaïmèche est un polar dramatique qui allume des feux intérieurs dans ce qu’il traverse.

Une cité française. Le titre du film suggère, en partie, qu’il s’agit de la cité des Bois-du-Temple, à Clichy-sous-Bois. Des bâtiments démolis depuis quelques temps déjà, dans le réel de 2023. Il semble aussi que ledit titre de long-métrage ne contienne pas de tirets, d’ailleurs. Faut-il le considérer de manière poétique, tout simplement ? Si oui, il amène donc un peu de sacré à côté du mot « gang », et de l’idée d’association de malfaiteurs.

Au fil du scénario, on va suivre en effet des habitants de cette cité formant un gang. Avant de les accompagner dans leurs actions, on les voit vivre, un peu. On se place à leurs côtés dans leur quotidien, vraiment. La mise en scène de Rabah Ameur-Zaïmèche a ceci, ici comme dans ses précédents films, qu’elle se donne le temps de laisser advenir. D’offrir à la vie la chance de se manifester et de vibrer au sein des images filmées. De permettre aussi à une possible grâce et à de potentielles vérités profondes d’avoir la place qu’il leur faut pour affluer, ne serait-ce que le temps d’un plan ou de quelques secondes ou minutes.

C’est en fin de compte de ce temps pris que tout émerge, ainsi. D’abord une tristesse enveloppante mais aucunement lourde, qui plante très bien le climat du film, notamment dans la scène d’enterrement du début, où Annkrist chante longuement, en puisant beaucoup de force en elle. De cette non-précipitation et de cette liberté laissée aux choses et à la vie viennent aussi ensuite quelques poussées de jovialité, chez les protagonistes, qui s’en vont pimenter cette atmosphère plantée.

On se sent donc conviés dans ces plans où la camaraderie règne, dans l’un des cafés de cette cité par exemple ou au détour de certaines de ses rues en journée. La nuit, davantage de secret paraît en effet régner. Dans ces plans de jour, on a tout le temps de suivre les liens qui unissent les habitants parlant entre eux, qu’ils soient de la même « bande » ou pas, du même âge ou non. Nul effet souligné, nul misérabilisme : on sent la vie la vraie qui s’invite à la même table que les personnages mis en scène et qui les anime. On aime aussi les suivre en famille, ces protagonistes dépeints. Là encore, le film atteint à une forme de vérité. On se prend bientôt à se demander de quelle manière il ménage ces entrées pour ce sentiment de vie intense. Sur quel aspect choisit-il donc de se centrer en priorité, pour atteindre à ce résultat ? la profondeur des personnages ? la place que doit, que peut tenir le public et ceux qui le composent à leur côté ?

C’est aussi de ce temps vraiment pris que paraît surgir réellement à l’écran tout le contexte engagé de cette histoire, dans sa profondeur réaliste et terrible. Ceux qui composent le gang vivent, donc, et ce comme ils peuvent, dans cette cité, en se serrant fréquemment les coudes. Ils mettent à exécution un plan : subtiliser une camionnette noire déplaçant des valises de billets, contenant aussi d’autres éléments précieux, le tout appartenant à un prince arabe. On apercevra pas mal ce dernier, nimbé d’ombre. Davantage que des séquences où sa méchanceté ou son manque de cœur se montreront, on le verra gérer ses affaires et les problèmes touchant celles-ci, venant menacer – ou non ? – l’hégémonie de ce monarque, respecté. Ces scènes voyant des formalités gérées sont précieuses. Via des attitudes et mots formels, parfois calmes en apparences, elles suggèrent les rapports de pouvoir, suivis à tout prix sous peine de colère du puissant.

Ce sentiment de vie intense et cette thématique engagée font leur chemin ensemble, à l’écran. Jamais soulignés, ils donnent tout l’espace à la grâce pour s’inviter. Celle-ci s’avance à son rythme, vers la fin du long-métrage, et enveloppe les personnages des habitants, traversant les conséquences du braquage qu’ils ont opéré. Elle s’attachera ensuite à celui par qui tout se règlera. En ne venant pas empiéter sur l’humanité du film, ni sur son approche réaliste, elle sublime quelque peu ces derniers. Elle leur donne encore un peu plus de prix. A ce titre, on garde en tête cette magnifique séquence dans laquelle une voiture démarre et s’enfuit de la cité. Elle apparaît mise en scène de manière à laisser toute la vulnérabilité de cette situation respirer à l’écran. Le mal ou un mauvais hasard pourraient frapper : le film montre qu’il le sait, sans insister trop. A cet instant, le spectateur ne voit pas : il vit.

La Fabbrica de Rabah Ameur-Zaïmèche, pendant les Entrevues à Belfort en 2022

A la fin de 2022, le réalisateur est invité à présenter l’intégralité de ses films, devant les spectateurs réunis pour prendre part aux Entrevues. Après la projection du Gang des Bois du Temple, sa dernière réalisation, on ne s’attend guère à ce qu’il détaille avec une précision maniaque comment il conçoit ses longs-métrages. On se dit en les voyant que leur premier secret doit être de s’attacher à la vie, et de lui laisser beaucoup d’espace pour qu’elle infuse si elle le souhaite. On a bien entendu raison d’espérer : aux détails techniques, Rabah Ameur-Zaïmèche préfère la vie des personnages qu’il a montrés. Il parle de leur histoire, un peu. Concernant les moyens qu’il convoque pour ses tournages, il affirme : « Notre pauvreté est notre véritable ressource, elle nous permet d’imaginer des ellipses où on peut plonger ». Une spectatrice, aussi, salue la scène d’enterrement se déroulant vers le début du film : elle avance qu’elle n’a pas vu une telle attention aux gestes et à la durée depuis les œuvres de Maurice Pialat. L’impressionnant acteur Mohamed Aroussi, à la présence hantée, figure dans cette scène, où il endosse le rôle d’un homme d’église : plus tard dans le film, il sera le Prince arabe. Présent aussi ce soir-là, il affirme que dans son travail et sa carrière, il a davantage l’impression d’être « une figure », au sens très ouvert du terme, davantage qu’un acteur incarnant des personnages.

Lorsqu’il parle à l’issue de la projection de son second film, Bled Number One, sorti en 2006, il affirme avoir voulu y peindre le retour au pays d’un homme frappé, en France, par la double peine, allé en prison puis ayant été ensuite expulsé. L’itinéraire d’« un homme qui cherche à devenir libre un jour », au sein d’une atmosphère hantée par certains faits de l’histoire de l’Algérie. Selon Rabah Ameur-Zaïmèche, son personnage – qu’il joue lui-même – vagabonde à l’écran et se cherche des objectifs en lesquels croire, dans une ambiance chargée par les souvenirs de la décennie 1990. Elle a été, selon les mots du réalisateurs, une suite d’« années noires, juste après la confiscation des élections, avec une montée des extrémismes musulmans dans les montagnes », suite qui a constitué au final « les pires années de l’Algérie depuis son indépendance, avec une peur instaurée dans les cœurs [des habitants] depuis ». L’une des belles qualités de ce long-métrage-ci reste donc au final la sensation de liberté laissée aux situations et aux êtres suivis qui se dégage de lui, malgré l’aspect dur et rude de son récit. On reste happé, aussi, lorsque le personnage central s’identifie, en idée, à Louisa (jouée par Meriem Serbah), jeune femme qui a quitté son mari qui la battait. Rejetée par sa famille, interdite de voir son fils par ce même mari, elle va errer et se chercher des mains pour l’aider. Elle retrouvera un peu de son âme dans la musique. Vis-à-vis du rejet, montré à l’écran, par sa mère, qui craint avant tout pour la réputation de sa famille après que sa fille se soit séparée, Rabah Ameur-Zaïmèche explique : « Ici je voulais parler des femmes, soumises au code de la famille en Algérie. Pour les rencontrer, il faut être du même sang qu’elles. Elles font tout au sein des familles, et en prime elles reproduisent ce système violent entre elles ». Au final, en ce qui concerne la réalisation du film elle-même, le cinéaste confie seulement que pour que ce travail artistique en équipe-ci soit lancé, lui savait qu’il devait « être animé de quelque chose, d’une étincelle, et faire le premier pas ».

Cette même forme de vie qui paraît traverser tout, car elle est laissée libre, on la retrouve dans Histoire de Judas, film que le réalisateur signe en 2015. Un long-métrage qui donne à suivre le rapport entre le Christ en mission et Judas l’un de ses apôtres, et qui progresse en livrant aux sens des instants d’existence. La destinée du Messie ne change pas : c’est la manière dont il y est conduit qui se trouve auscultée un peu différemment. Avec notamment à l’écran, un Judas très concret et se donnant beaucoup pour celui en lequel il croit. Un homme joué par Rabah Ameur-Zaïmèche lui-même, encore une fois. Ainsi, lorsque le Christ s’exprime en public, le Judas que l’on voit ici à l’écran veille à ce que personne n’écrive ses mots. Suite à la projection du film, Rabah Ameur-Zaïmèche affirme que les paroles figées peuvent aisément devenir un « outil de coercition ». L’un des objectifs de la conception du long-métrage était donc de « libérer les paroles de Jésus pour qu’elles soient aussi légères qu’un papillon ». Il avance d’ailleurs que lorsqu’il tourne un film, lui et l’équipe avec laquelle il travaille ont en tête les personnages et les spectateurs à venir, et ont pour but de « leur permettre d’être aussi libres » qu’eux. Il explique aussi, en ce qui concerne la direction qu’il choisit pour mener ce scénario inspiré par des éléments issus de la religion chrétienne, et pour peindre son Judas, que lorsqu’il était enfant, il ne « comprenai[t] pas trop pourquoi un traître était nécessaire » pour que le Christ meure. Judas est « quand même la figure sur laquelle repose l’antisémitisme chrétien », donc « c’est étrange que personne avant nous n’ait pensé à le réhabiliter », poursuit-il, avant d’ajouter : « j’ai lu des études religieuses sur ce thème, et notre hypothèse vaut tout autant ». Avec aussi, suite à la projection, un long temps passé à discuter du travail sur le son, nécessité par ce tournage-ci. A ce titre, un avis est tout d’abord exprimé dans la salle : « on ne sent pas un désir de pureté totale de la parole » dans ce long-métrage-ci. Les explications viennent : en effet, les passages dialogués sont intentionnellement mêlés avec des bruits du monde autour. Cet univers sonore, au passage, ne vient pas entièrement d’une captation sur le vif : il a été en grande partie « reconstruit ». Tel quel en tout cas, il apporte au final, en dialogue avec les images, « de la véracité et de la poésie » à la fois, qui participent à « la liberté de la narration », avance le réalisateur. Des choix ont été opérés, aussi, avec de la mesure : « si on a voulu qu’il y ait un bruit de fond assez conséquent dans les scènes avec les Romains, on a néanmoins effacé les klaxons de tout un cortège de mariage, qui avaient été là pendant la séquence du procès [du Christ] ». Arrivent ensuite les précisions pratiques. « L’idée est d’avoir le maximum d’éléments sonores enregistrés qui viennent du lieu du tournage », pour les remonter ensuite, explique Rabah Ameur-Zaïmèche, qui pour cet aspect technique-là a notamment travaillé, sur ce film-ci comme sur d’autres, avec Bruno Auzet et Nikolas Javelle, respectivement au son et au montage son et mixage. Pour obtenir ces bruits du réel nécessaires, sur les lieux où tout était filmé en Algérie, « on est allés dans les éléments », poursuit le réalisateur. Avoir ces matériaux sonores-ci en main, puis les avoir remontés, a permis à l’équipe en fin de compte d’essayer de « faire entendre la vie entre chaque caillou ». Le rapport aux acteurs est aussi évoqué. Dans ce film-ci, on retrouve l’interprète Régis Laroche, qui incarne Ponce Pilate. « Rabah nous accompagne, en un regard ou en un mot », dit-il. Le monteur Grégoire Pontecaille précise : « pendant un tournage avec Rabah, souvent, tout le monde cherche sa place, et d’autre part les prises sont longues, donc les acteurs y oublient presque que ça tourne, et on peut ainsi saisir ce moment de grâce où tout le monde est au bon endroit ». « On imagine des situations puis on laisse faire le temps, et on sent tout à coup qu’il se passe des choses magnifiques, on peut d’ailleurs avoir cette impression pendant le tournage et pas seulement lors du derushage », explique-t-il. Sans oublier qu’il peut aussi demeurer « des choses gracieuses aux abords d’un plan ». Et en effet, la valeur de ce précieux long-métrage réside beaucoup dans ce temps qu’il paraît prendre, afin que des éclats de vie pure envahissent ses images. Ce n’est pas alors une impression de vérité que l’on reçoit : on ressent davantage de la proximité, une proximité originale et réellement précieuse, avec ces temps anciens tout entiers baignés dans la spiritualité. On a envie de remercier grandement Sarrazink Prod. et la directrice de production Sarah Sobol pour cet ensemble de risques pris, pour cette foi malgré les soucis techniques et les craintes : ils permettent la naissance au final d’un film à la très belle singularité, donc essentiel. Rabah Ameur-Zaïmèche explique également : « je ne fais pas de plan de tournage ou de mise en scène ». Il note à ce propos que toute « histoire » est pleine de « béances narratives ». On gardera en tête en tout cas que cet autre film demeure traversé aussi par deux thématiques assez fortes dans l’œuvre du réalisateur : la figure du novice qui doit s’initier, et le testament transmis, de manière mouvementée parfois.

Cette dernière thématique est également contenue en creux dans Terminal Sud, long-métrage sorti, lui, en 2019. Rabah Ameur-Zaïmèche explique d’abord, quant à ce film-ci : « quand j’avais vingt-sept ans je ne savais pas qui choisir entre les groupes de répression d’Etat et les groupes islamistes, en Algérie, et j’ai donc voulu dans ce film-ci notamment montrer cette impression-ci, l’impression que tout se mélange et que la réflexion devient floue, un effet qui peut d’ailleurs frapper partout, et conduire des gens à ne plus savoir pour qui voter ». Dans ce film dramatique, au sein duquel les teintes des images transmettent l’anxiété d’une bien belle manière, il choisit donc de suivre un médecin de bonne volonté (joué par Ramzy Bedia) pourtant harcelé puis finalement torturé par un groupe armé, dans un pays en proie à un conflit civil sourd. Ce pays à l’écran est « peut-être l’Algérie d’hier, ou peut-être un Etat situé à côté de la Méditerranée dans un futur proche ». Le souhait du réalisateur reste en tout cas aussi de parler, à travers ce film-ci, des « traces de l’histoire tumultueuse des relations entre la France et l’Algérie ». C’est sans doute un peu à cet effet que, du même coup, le héros choisit ici la voie qu’il emprunte, au final, dans le récit : c’est elle qui lui permet de rester vivant et dépositaire de ces traces, de les emmener en lieu presque sûr avec lui. Rabah Ameur-Zaïmèche termine en revenant sur la situation qu’il montre à l’image, dans ce long-métrage-là : « espérons que ce ne soit pas pour demain ».

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Visuel 1 : Le Gang des Bois du Temple © Sarrazink Productions

Visuel 2 : Rabah Ameur-Zaïmèche dans son film Dernier maquis © Dulac Distribution

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Geoffrey Nabavian
Parallèlement à ses études littéraires : prépa Lettres (hypokhâgne et khâgne) / Master 2 de Littératures françaises à Paris IV-Sorbonne, avec Mention Bien, Geoffrey Nabavian a suivi des formations dans la culture et l’art. Quatre ans de formation de comédien (Conservatoires, Cours Florent, stages avec Célie Pauthe, François Verret, Stanislas Nordey, Sandrine Lanno) ; stage avec Geneviève Dichamp et le Théâtre A. Dumas de Saint-Germain (rédacteur, aide programmation et relations extérieures) ; stage avec la compagnie théâtrale Ultima Chamada (Paris) : assistant mise en scène (Pour un oui ou pour un non, création 2013), chargé de communication et de production internationale. Il a rédigé deux mémoires, l'un sur la violence des spectacles à succès lors des Festivals d'Avignon 2010 à 2012, l'autre sur les adaptations anti-cinématographiques de textes littéraires français tournées par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Il écrit désormais comme journaliste sur le théâtre contemporain et le cinéma, avec un goût pour faire découvrir des artistes moins connus du grand public. A ce titre, il couvre les festivals de Cannes, d'Avignon, et aussi l'Etrange Festival, les Francophonies en Limousin, l'Arras Film Festival. CONTACT : [email protected] / https://twitter.com/geoffreynabavia

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