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[Interview] Damien Chazelle, réalisateur de “Whiplash”

[Interview] Damien Chazelle, réalisateur de “Whiplash”

21 September 2014 | PAR Olivia Leboyer

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Whiplash est un film noir, sauvage, qui emporte tout sur son passage : à Sundance (Grand Prix), à la Quinzaine de Cannes, et maintenant à Deauville (où il a obtenu le Grand Prix et le Prix du public: voir notre article), il suscite l’enthousiasme. TLC a rencontré le jeune réalisateur franco-américain Damien Chazelle : Whiplash sort sur les écrans français pour Noël, et nous vous le recommandons très vivement.

Whiplash est un film très fort et il produit un effet curieux : on en sort secoué, presque épuisé, mais tout de même heureux.

Damien Chazelle : Oui, et cela m’a surpris aussi, en fait. En écrivant le scénario, je suis allé vers des choses très noires. L’histoire est dure, violente, je ne cherchais pas à plaire ou à séduire. Je voulais un film brut, où l’on sente la peur, l’angoisse. Et, si le film est très noir, la public réagit avec enthousiasme. Je pense que c’est la musique qui produit cet effet galvanisant.

Et aussi le fait que la peur, l’humiliation, ce sont des sentiments qui touchent tout le monde?

Damien Chazelle : Oui, ce sentiment de peur est assez universel. J’aime beaucoup les films qui se concentrent sur un sujet ou un milieu très précis, mais qui, justement, ont quelque chose d’universel. Comme ces films des années 1970, dans le cinéma américain, Taxi Driver, par exemple, ou bien des films sur certaines sous-cultures. Sur le papier, ces films qui parlent de névroses, de folie, peuvent effrayer les producteurs. Mais ils possèdent souvent une force qui dépasse leur sujet. Pour mon film, convaincre les producteurs n’a pas été évident : un film sur un microcosme, le milieu du jazz, cela pouvait paraître élitiste. J’ai réalisé d’abord un court-métrage, dans lequel jouait déjà J-K Simmons (qui incarne le professeur autoritaire jusqu’à la folie), puis ce long-métrage.

Le cœur du film, c’est cette relation, presque sado-masochiste, entre le maître et l’élève.

Damien Chazelle : Oui, le film est vraiment centré sur la relation entre le professeur et l’élève. Plus jeune, je savais déjà que je voulais faire du cinéma, mais j’ai été batteur dans un conservatoire de jazz pendant quatre ans. Au début, par délassement, sans réelle implication, puis, progressivement, au contact d’un professeur extrêmement dur, j’ai développé une véritable obsession. Pas aussi violente que celle du film, car je n’avais pas misé toute ma vie sur le jazz, mais j’ai éprouvé pour ce professeur un sentiment très ambivalent, de peur et de fascination. Il ne me disait que des choses très négatives et, pour un tout petit compliment de temps à autre, j’étais transporté sur un nuage !

Oui, on sent bien, dans le film, ce rapport de haine et d’amour mêlés. Comme si le plus important, pour Andrew (Miles Teller, prodigieux), ce n’était pas le public mais cet homme-là. Le face-à-face est extraordinairement intense.

Damien Chazelle : Il y a de la haine et de l’amour, oui. C’est une relation très trouble, où il entre beaucoup d’affectif. Il y a vraiment quelque chose de sado-masochiste, les personnages se font du mal, au-delà de la limite du supportable. Les deux personnages se renvoient mutuellement leur rage, un peu comme dans une rap battle. On voit peu cela, au cinéma, dans les films sur la musique. Il y a cela dans le 8 Miles d’Eminem, par exemple. Mais, du jazz, on a souvent une autre image. Je voulais montrer cette face sombre de la musique, avec cette compétitivité féroce, cette pulsion de haine. Paradoxalement, c’est de là, de cette rage, que sont nés de grands jazzmen comme Charlie Parker. L’art peut aussi sortir de quelque chose de très violent, de malsain. J’aime les films très noirs, qui plongent dans ce qu’il y a de plus bas : c’est à partir de là que l’on peut se transcender, toucher à quelque chose de beau.

Oui, nous sommes dans l’univers de la musique, mais les répétitions du prof évoquent plutôt des entraînements militaires. Et, dans la relation maître-élève, il y a quelque chose d’addictif, qui fait penser à la dépendance à la drogue.

Damien Chazelle : Oui, d’ailleurs, en écrivant le scénario, j’avais surtout en tête des films de guerre ou sur la drogue, ou le sport. Il s’agissait, toujours, d’une forme d’addiction. Dans la scène la plus violente, presque hallucinatoire, du film, on est vraiment dans un cauchemar. C’est la figuration d’un cauchemar récurrent, que j’ai longtemps fait : j’ai mêlé deux événements qui me sont arrivés, pour sublimer cette angoisse cauchemardesque. Après ce climax, le film retombe dans la réalité et le jeune Andrew se rend compte que la réalité est encore plus cauchemardesque que le cauchemar. Alors, il y retourne…

Miles Teller est exceptionnel : son visage est beau et bizarre, avec un côté juvénile et un côté dur.

Damien Chazelle : Miles Teller est un acteur incroyable, très pro, et il a en effet cette ambivalence. Physiquement, il me fait penser à des acteurs comme Gene Hackman, Dustin Hoffman ou Al Pacino. Un visage complexe, qui peut être tendre ou très dur. Je l’avais beaucoup aimé dans Rabbit Hole, avec Nicole Kidman (de John Cameron Mitchell, 2010), et je ne savais pas, à ce moment-là, qu’il savait aussi jouer de la batterie. Quand je l’ai appris, j’ai vraiment pris ça comme un signe !

Terence Fletcher (le professeur, incarné par J-K Simmons), c’est un peu le double noir de Robin Williams dans Le Cercle des Poètes disparus ? La violence venait alors de la société, et là elle vient du professeur lui-même ?

Damien Chazelle : Peut-être un peu… Dans Le Cercle des Poètes disparus, il y a ce rapport fusionnel entre élèves et professeur et aussi une dimension noire, avec le suicide de l’un des étudiants et le renvoi du prof. Dans Whiplash, c’est le professeur lui-même qui verse dans la folie, dans la violence. Ce qui m’intéressait, c’était d’explorer cette question de la limite : quand, au nom de l’art, on franchit une certaine limite, est-ce qu’on veut cet art, est-ce qu’on veut encore aller plus loin ?

visuels: photos officielles du film.

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Olivia Leboyer
Docteure en sciences-politiques, titulaire d’un DEA de littérature à la Sorbonne  et enseignante à sciences-po Paris, Olivia écrit principalement sur le cinéma et sur la gastronomie. Elle est l'auteure de "Élite et libéralisme", paru en 2012 chez CNRS éditions.

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