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[Entrevues, jour 7] Compétition exigeante et Serge Bozon aux Platines de la Poudrièrecde Belfort

[Entrevues, jour 7] Compétition exigeante et Serge Bozon aux Platines de la Poudrièrecde Belfort

05 December 2015 | PAR Yaël Hirsch

En ce 7e jour de festival, l’ambiance est toujours très concentrée au Pathé de Belfort. Après une longue journée de films exigeants, les festivaliers et les belfortains sont allés écouter le concert de Mehdi Zannad, suivi d’un mix twist et endiablé du réalisateur Serge Bozon jusqu’à tard dans la nuit à la Poudrière.

La journée a commencé par une sérieuse séance de compétition. En court métrage, Lovers in a hotpot de Zimou Zhang mettait trois couples en scène dans un restaurant chinois de Anvers. Tibétains exilés de l’ancienne génération et jeune fille artiste fière de son héritage chinois mais prête à embrasser l’Europe se succèdent dans une intimité rehaussée de casseroles et de bruits à la Jacques Brel de soupe qu’on boit goulûment. Un romantisme du quotidien et une rencontre de civilisations. Côté long, la réalisatrice israélienne Efrat Corem est venue présenter Ben Zaken, un film réaliste et âpre qui suit plusieurs membres de la famille Ben Zaken, habitant dans un HLM de Ashkelon. Sous le même toît très modeste, il y a la grand-mère, il y a deux frères : Schlomi, le père célibataire en dépression et Léon le grand frère travailleur qui porte la famille et cherche néanmoins du confort dans la religion. Il y a aussi la petite Ruhi, 10 ans et fille de Schlomi, pleine de peur et de violence… Une fresque familiale lente,  désespérée et terrible à suivre où cadrage, jeu des acteurs et cohérence du propos brillent par leur efficacité. Très dur et très émouvant.

Pour se remettre de ces émotions ciolentes, nous avons décidé de nous offrir un petit (ou plutôt un grand) classique : La Prisonnière du désert du John Ford (1956), choisie dans le cadre du jeu de cadavres exquis du 30 e anniversaire par les frères Larrieu. Et nous avons suivi avec un bonheur immense les errances de John Wayne à la poursuite de sa nièce enlevée par des commanches sanguinaires dans des paysages à couper le souffle. Ces très méchants indiens et les deux cowboys infatigables à la recherche de leur fillette perdue ont raisonné fort avec un des films de la compétition d’hier: Western, des frères Ross qui réfléchissait justement sur ce mythe de la Frontier.

Avant d’enchapiner sur la suite de la compétition, nous avons tout juste eu le temps de nous glisser à la séance spéciale dédiée à Serge Bozon, pour voir son nouvel opus de 29 minutes réalisé avec Julie Desprairies : L’Architecte de Saint-Gaudens. Cette comédie musicale décalée met en scène un architecte tout-puissant dans une petite commune qu’il malaxe et transforme selon ses envies (et aussi un peu selon les besoins des habitants). Dans le style années 1980 qui caractérise le travail du réalisateur de Mods, avec un humour dingue, la participation effective des étudiants, nageurs et habitants locaux, le film réfléchit non seulement sur l’urbanisme mais également sur les gestes qui l’accompagnent. Dans ses chorégraphies aux gestes très industriels, cet Architecte de Saint-Gaudens pointe vers la manière dont certaines fonctions sociales ou activités laissent leurs empreintes dans nos corps. Il y a quelque chose de passionnant dans cette recherche sur le geste, qui n’est pas sans rappeler – sur un mode plus kitsch et drôle – le travail du plasticien et prix Marcel Duchamp 2014 Julien Prévieux. Vous l’aurez compris, l’Architecte de Saint-Gaudens est le coup de cœur de la journée et quand le film qui nous fait le plus réfléchir est aussi celui qui nous fait le plus rire, on ne boude pas notre plaisir (et autres rimes en ir).

Après avoir tenté vainement d’entrer dans le film suivant de la compétition, le chinois et onirique Kaili Blues de Bi Gan, nous avons abandonné pour nous ressourcer aux lettres envoyées par sa maman à la regrettée Chantal Akerman, lorsqu’elle vivait à New-York. C’est le cinéaste roumain Radu Jude (que nous avons découvert à Belfort) qui a choisi News from home (1976) dans le cadre des cadavres exquis. Sur une suite de vues tout à fait anti-carte postale de New-York, la voix off  aimante et culpabilisante de “ta maman qui t’aime” et qui écrit de France au nom de toute la famille. Un film sobre, très élégant, et très intime, et qui pourtant ne se laisse jamais aller à aucune émotion facile.

La journée de cinéma s’est terminée par une deuxième avant-première avec la projection de L’Académie des Muses de l’espagnol José Luis Guerin, en présence du réalisateur. Filmant le projet italo-espagnol d’un professeur de réunir autour de lui des femmes qui deviendraient ses muses pour arriver à l’essence même de la poésie, le film n’est pas inintéressant dans le choix d’un sujet original et dans les choix de mise en scène. Mais, même au douzième degrés, voir ce petit et vieux professeur libidineux dire sur un mode péremptoire à toutes ces femmes ce qu’elles doivent renoncer et ce qu’elles  doivent faire et sacrifier pour devenir les inspiratrices d’hommes poètes est juste pénible. Dix siècles de féminisme (au moins!) sont balayés dans des dialogues se basant sur une l’idée que l’on peut être femme ou muse et que choisir de devenir muse c’est se faire museler, voire abuser, par un fin connaisseur de Dante. ce qu’apparemment souhaitent toutes les femmes, belles, vives et intelligentes de cette académie qui ne connait ni l’étude de genres, ni la crise. On revient à l’origine, aux bergers de Sardaigne ou des chambres d’hôtel à Naples qui détiennent les clefs d’un art poétique macabre et très personnel au “professeur”; Le tout se termine en vaudeville et si on en a le cœur on peut presque décider de voir dans cette fin à la telenovella d’une entreprise aussi noble qu’une académie de muse un clin d’œil  ironique…

La soirée s’est terminée sous le lion de Belfort dans la salle de la Poudrière, à danser comme des fous sur le son très pop et très calé de Mehdi Zannad et ses deux musiciens. On a eu le bonheur de pouvoir danser – entre autres- sur les musique kitschs et cultes de l‘Architecte de Saint-Gaudens avant que – chaussures rouges et chemise rouge- Serge Bozon ne ne prenne d’assaut les platines pour nous passer un son twist irrésistible dans une performance assez fascinante qui s’est poursuivie jusqu’à 4 heures du matin. Une belle nuit de fête et de son, qui a rechargée les batteries pour repartir à l’affût de nouveaux films en ce dernier jour de compétition.

Rendez-vous ce soir, samedi 4 décembre 2015 pour le palmarès de cette 30 e édition du Festival Entrevues.

Photos : YH

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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