Cinema
Entre fiction et documentaire : les vitrines en trompe-l’œil du cinéma chinois

Entre fiction et documentaire : les vitrines en trompe-l’œil du cinéma chinois

30 May 2014 | PAR Geoffrey Nabavian

Les films chinois les plus prisés, en France, par la critique et les festivals, n’appartiennent pas aux genres majoritairement produits par l’industrie du pays. Certains artistes restent accrochés à un but : « parler des conditions réelles de la vie ». Le cinéaste Wang Quan’an, qui s’exprimait ainsi en 2007, explicitait son objectif : non pas tant alarmer que donner à voir de l’humain. Pari réussi, pour lui et ses confrères : les vitrines de la Chine offertes par ce type de cinéma, en plus de proposer des peintures vivantes, sont « vivantes » en elles-mêmes, à leur manière.

Le Mariage de TuyaCertes, les réalisateurs qui nous intéressent aujourd’hui proposent des « vitrines » de la Chine peu reluisantes. Certes, certains d’eux opèrent aux moyens de procédés cinématographiques que l’on pourrait qualifier d’ « intellectuels », à destination d’un public cinéphile. Qu’importe : ce n’est pas notre sujet. Voyons plutôt comment les représentations qu’ils offrent acquièrent, finement, plusieurs dimensions.

Prenons Kekexili, la Patrouille sauvage (2006), réalisé par Lu Chuan, très remarqué par la suite pour City of life and death (2010). Un « film d’aventures comme on en voit peu aujourd’hui, sans trucages numériques ni surenchère dramatique » (Louis Roux, Annuel du cinéma 2007). Mais pas que. Cette histoire de patrouille lancée à la poursuite de chasseurs d’antilopes du Tibet, « espèce animale en danger » car comptant désormais moins de 20 000 specimens, demeure également, du fait de son scénario réduit à l’essentiel, un documentaire sur le tournage d’un film sur un haut plateau, à 5000 mètres d’altitude. Tournage qui a vu l’équipe passer « de 108 à 50 ou 40 personnes », selon le réalisateur, pour cause d’hospitalisations. Une épopée de cinéma, qui s’apparente à celle, réelle, de ceux qui luttent vraiment contre le braconnage sur ce haut plateau. Et qui la fait ressentir.

Abordons l’autre versant du sommet, et prenons Le Mariage de Tuya, réalisé par Wang Quan’an et lauréat, en 2007, de l’Ours d’or de Berlin. Une œuvre tournée en Mongolie intérieure, région froide et désertique. Film sur les bergers mongols, qui « laissera[…] une trace de leur mode de vie, avant que tout cela ne disparaisse pour toujours » (Wang Quan’an). Interprété par Bater et Sen’ge, deux véritables bergers. Un documentaire ? Pas que. Car l’histoire voit Tuya, femme qui effectue le travail de deux personnes là où elle vit – son mari, berger, étant devenu infirme – partir à la recherche d’un nouvel époux, qui saura l’aider. Et recevoir donc des prétendants, dans son coin reculé. La réalité est donc recréée, grâce aux codes de la comédie et à l’interprétation d’une actrice, Yu Nan. Ce faisant, Le Mariage de Tuya devient vitrine sensible d’une réalité dure mais belle, sur le point de disparaître. Donnée, par l’intermédiaire de ce personnage, à ressentir.

24 CityDescendons enfin en ville, et prenons 24 City (2009), réalisé par le célèbre Jia Zhangke, prix du scénario à Cannes en 2013 pour A touch of sin. Une action située à Chengdu, qui voit une usine militaire d’Etat et sa cité ouvrière être démolies et remplacées par des appartements de luxe. Devant la caméra, les ouvriers, anciens ou encore en poste, s’expriment. Un documentaire, encore une fois ? Pas seulement : en parallèle, des femmes parlent de leur vie future, au sein de ces logements nouveaux. Des femmes jouées par des actrices. Pourquoi ce mélange ? Parce que Jia Zhangke souhaite retracer une histoire « simultanément construite par les faits et par l’imagination ». Cette usine « existe depuis 60 ans et a connu tous les mouvements politiques de la Chine communiste ». Il ajoute : « je ne cherche pas à organiser l’histoire mais à comprendre cette expérience socialiste, qui dure depuis près de cent ans et qui a affecté le destin du peuple chinois ». Plus qu’une fiction, un documentaire ou un mélange des deux, 24 City est un « film de langage ». « [Le cinéma contemporain] s’appuie[…] de plus en plus sur l’action », conclut le cinéaste. « J’aimerais que ce film-là retourne au langage. » Effet produit : du contraste, certes, mais aussi une vitrine à faces multiples, devant permettre d’analyser le futur proche à la lumière de 60 années de passé.

A vous de ressentir ces réalités. Ce qu’on sait, c’est qu’après Kekexili, davantage de réglementations ont été mises en place quant à l’antilope du Tibet, et que peu de temps après le tournage du Mariage de Tuya, Bater, le berger devenu infirme, a dû laisser sa terre, réquisitionnée pour l’exploitation de son sol. Vitrines de cinéma qui peuvent donc se révéler actives dans le réel, même s’il ne faut pas rêver. Tout d’abord, sentons-le, ce réel.

Visuels: Le Mariage de Tuya © Pretty Pictures

Affiche de 24 City  © Ad Vitam

Visuel Une: Kekexili © D.R.

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Geoffrey Nabavian
Parallèlement à ses études littéraires : prépa Lettres (hypokhâgne et khâgne) / Master 2 de Littératures françaises à Paris IV-Sorbonne, avec Mention Bien, Geoffrey Nabavian a suivi des formations dans la culture et l’art. Quatre ans de formation de comédien (Conservatoires, Cours Florent, stages avec Célie Pauthe, François Verret, Stanislas Nordey, Sandrine Lanno) ; stage avec Geneviève Dichamp et le Théâtre A. Dumas de Saint-Germain (rédacteur, aide programmation et relations extérieures) ; stage avec la compagnie théâtrale Ultima Chamada (Paris) : assistant mise en scène (Pour un oui ou pour un non, création 2013), chargé de communication et de production internationale. Il a rédigé deux mémoires, l'un sur la violence des spectacles à succès lors des Festivals d'Avignon 2010 à 2012, l'autre sur les adaptations anti-cinématographiques de textes littéraires français tournées par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Il écrit désormais comme journaliste sur le théâtre contemporain et le cinéma, avec un goût pour faire découvrir des artistes moins connus du grand public. A ce titre, il couvre les festivals de Cannes, d'Avignon, et aussi l'Etrange Festival, les Francophonies en Limousin, l'Arras Film Festival. CONTACT : [email protected] / https://twitter.com/geoffreynabavia

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