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Cannes 2019, Compétition : “Sibyl”, splendide portrait signé Justine Triet

Cannes 2019, Compétition : “Sibyl”, splendide portrait signé Justine Triet

25 May 2019 | PAR Geoffrey Nabavian

Dans Sibyl, le prestige apporté par le magnifique casting d’actrices et d’acteurs est un atout moindre : on admire surtout, au sein de ce film risqué, la splendide finesse d’écriture de la réalisatrice/co-scénariste Justine Triet.

Ancienne écrivaine à succès, Sibyl est devenue psy, et elle cherche, au moment où démarre le film, à amener à nouveau des changements dans son existence. Mais Sibyl est aussi une femme dont la mère était alcoolique, et qui a elle-même glissé dans les eaux troubles de la boisson à une époque, puis a vaillamment  choisi d’être mère célibataire.

Tout cela, le film de Justine Triet (La Bataille de Solférino, Victoria) le suggère progressivement, à travers un montage expert (dû à Laurent Sénéchal), qui fait surgir de brèves scènes au détour de certaines situations, comme des flashes soudains de souvenirs assaillant Sibyl. Loin d’être explicatives, ces scènes-fragments parfois extrêmement courtes apparaissent toutes comme des séquences fortes et achevées, participant à un mystère global.

Un film habité par des mystères et de l’humain

Dans Victoria, l’alliance entre Justine Triet et Virginie Efira avait abouti à une comédie au ton loufoque. C’est davantage du côté du drame (parfois décalé, certaines scènes restant vectrices de rires) que se place cette nouvelle production. Un drame dont la finesse d’écriture fait absolument tout le prix : l’action se déclenche lorsque la protagoniste principale, en passe de laisser tomber son emploi de psy, accepte de suivre quelques derniers patients, dont une jeune femme. Qui n’est autre qu’une actrice en route vers le succès, transie de panique et de détresse. Elle révèle vite qu’au-delà du problème concret qui la mine, c’est le poids de ses relations avec sa mère qui l’alourdit : sa génitrice lui a “fait porter la responsabilité de son échec »… La correspondance avec le parcours de Sibyl apparaît ici si bien amenée que, lorsque l’héroïne psy avoue que cette jeune actrice qu’elle voit en consultations “[l]’obsède », l’idée d’obsession, pourtant galvaudée dans un tas de films, apparaît ici moins que jamais gratuite.

De surcroît, Sibyl a été marquée dans sa chair, par le passé, par son attirance dévorante pour son ami Gabriel (joué par Niels Schneider, splendidement sec et juste), sans qu’une vie ensemble soit possible. Et la comédienne suivie en séances, pour sa part, est enceinte de l’acteur star Igor (Gaspard Ulliel, magnifiquement tragique). La forme éclatée du montage, et la découverte progressive des chemins qui ont mené son héroïne à son existence actuelle, rend ce jeu de correspondances plus que brillant, et très humain. Car pas figé, et jamais démonstratif. Le talent d’écriture de Justine Triet et de son co-scénariste Arthur Harari (réalisateur de Diamant noir) est à saluer, grandement.

Perfection technique

Pour porter cette finesse, une direction d’acteurs à l’avenant reste nécessaire. Promesse tenue, ici : dans la peau de la jeune actrice en analyse, Adèle Exarchopoulos est extraordinaire, se livrant aux scènes de panique et d’hystérie avec un engagement fou, mais aussi une belle pointe d’intelligence, qui l’amène à ne jamais tomber dans la caricature ou le surjeu. Constamment humaine, elle éblouit. Virginie Efira apparaît elle aussi remarquable, s’abandonnant au vertige offert par le film sans peur, et restant crédible et naturelle en toutes circonstances. On citera aussi Sandra Hüller (actrice révélée par Toni Erdmann), impressionnante en réalisatrice engagée jusqu’au sang, et au sacrifice des autres, dans son film tourné sur l’île de Stromboli, ou Laure Calamy (très remarquée dans Dix pour cent), très touchante et frappante en sœur instable et éplorée.

À ces qualités s’ajoutent un œil de cinéaste, une manière qu’a Justine Triet de filmer le monde afin de révéler ses bizarreries. Avançant constamment sur un fil ténu et surprenant, Sibyl apparaît comme un film cohérent, techniquement impressionnant, ambitieux, et comme une vraie tentative, à des lieues des scénarios attendus et des films au climat balisé.

Geoffrey Nabavian

Visuels : © Les Films Pelléas

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Geoffrey Nabavian
Parallèlement à ses études littéraires : prépa Lettres (hypokhâgne et khâgne) / Master 2 de Littératures françaises à Paris IV-Sorbonne, avec Mention Bien, Geoffrey Nabavian a suivi des formations dans la culture et l’art. Quatre ans de formation de comédien (Conservatoires, Cours Florent, stages avec Célie Pauthe, François Verret, Stanislas Nordey, Sandrine Lanno) ; stage avec Geneviève Dichamp et le Théâtre A. Dumas de Saint-Germain (rédacteur, aide programmation et relations extérieures) ; stage avec la compagnie théâtrale Ultima Chamada (Paris) : assistant mise en scène (Pour un oui ou pour un non, création 2013), chargé de communication et de production internationale. Il a rédigé deux mémoires, l'un sur la violence des spectacles à succès lors des Festivals d'Avignon 2010 à 2012, l'autre sur les adaptations anti-cinématographiques de textes littéraires français tournées par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Il écrit désormais comme journaliste sur le théâtre contemporain et le cinéma, avec un goût pour faire découvrir des artistes moins connus du grand public. A ce titre, il couvre les festivals de Cannes, d'Avignon, et aussi l'Etrange Festival, les Francophonies en Limousin, l'Arras Film Festival. CONTACT : [email protected] / https://twitter.com/geoffreynabavia

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