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As Bestas : les chiens de paille galiciens de Rodrigo Sorogoyen

As Bestas : les chiens de paille galiciens de Rodrigo Sorogoyen

19 July 2022 | PAR Yohan Haddad

Deux ans après Madre, Rodrigo Sorogoyen s’invite dans la campagne galicienne avec As Bestas, thriller tendu évoquant la discrimination et l’intimidation subi par un couple de français dans un petit village agricole.

Bienvenue à la campagne

Autour d’une table filmée en plan resserré, un groupe d’hommes se lance dans une grande discussion sur différents sujets politiques et culturels. Fermiers vivant dans une pauvreté considérable, ils se lamentent avec violence sur les dangers de l’écologie, des récoltes et de l’immigration. Au bout de la table, Xan, 50 ans, mène la discussion avec une passion excessive, comme une personnalité politique en plein discours, tentant de galvaniser les foules qui l’observent avec attention. De l’autre côté de la pièce, accoudé au bar, une figure imposante, de dos, entend tout d’une oreille attentive. Xan finit par l’interpeller en l’appelant “le français”, appel auquel l’homme finit par répondre, laissant entrevoir une certaine inquiétude sur son visage.

Au cours de cette scène d’introduction tout en tension, la mécanique d’As Bestas se laisse entrevoir : ce sont les Espagnols qui interpellent les Français, vu comme une ancienne menace colonisatrice à leurs yeux, comme ils l’évoquent dans leurs discours. Pourtant, la mission d’Antoine et Olga, couple de français installé dans le village, a un but humanitaire et écologique. Ils ont à coeur de repeupler une région dévastée par la pauvreté en retapant de vieilles maisons abandonnées par d’anciens habitants ayant fui la misère. As Bestas prend donc une trajectoire narrative innovante en s’écartant d’un récit classique sur les préjugés et les valeurs. Ici, Sorogoyen s’éloigne du sujet d’un racisme national, qui verrait des Espagnols s’en prendre à des Espagnols ou des Français s’en prendre à des Français. Étant lui-même de nationalité espagnole, il insuffle un point de vue hautement personnel à son film, n’épargnant pas son peuple face aux rancœurs xénophobes éprouvées à l’égard des peuples étrangers.

Pour représenter cette “menace” française, qui de mieux que deux des acteurs les plus côtés du moment ? Marina Foïs et Denis Ménochet livrent une composition extraordinaire face à leurs homologues espagnoles, se laissant piétiner au cœur de la fiction afin de montrer que même des Français de la classe moyenne plutôt élevée (Antoine est un ancien professeur) peuvent être victimes d’un racisme résigné et frontal. Avec son physique imposant et son visage renfermé, toujours au bord de l’implosion, Sorogoyen magnifie Denis Ménochet, qui ne parvient pas à se défendre face aux attaques de ses voisins à l’apparence faiblarde, montrant que l’habit ne fait décidément pas le moine. As Bestas réussit donc brillamment à dépasser les préjugés et à montrer que la violence et l’intimidation n’épargne absolument personne, aussi bien dans les grandes villes que dans les territoires paraissant apaisés et apaisants.

“Qui sont les ploucs ?”

C’est la question posée par Olga (Marina Foïs) après une longue série d’humiliations. Et c’est celle qui résume le mieux le véritable message du film, dépassant la simple idée d’un lynchage raciste. Sorogoyen décortique avec force les problèmes sociaux qui régissent sa région natale. Cette idée passe par cette sous-intrigue consacrée à la construction d’un projet éolien souhaité par une partie de la population du village, qui permettrait aux habitants “de se remplir les poches”, selon Xan et son frère. La misère sociale du village y est tellement imposante qu’un projet, aussi écologique soit-il, permettrait de renflouer tout un village. Même si ce point aurait mérité plus de développement, il permet de fixer un cadre narratif permettant l’explication principale des tensions entre voisins, étant donné qu’Antoine semble montrer des réserves vis-à-vis de ce projet, malgré son obsession pour l’écologie et l’agriculture biologique.

Pourtant, malgré les nombreux plans sur les coins désertiques du village, la force d’As Bestas réside dans ses nombreuses scènes de dialogues ininterrompues. Sorogoyen pose sa caméra et laisse le dialogue se crée, sans musique et sans mouvement, afin de permettre au conflit de se creuser en dehors des scènes de lynchages psychologiques et physiques, et permet de se plonger directement dans la mentalité des deux frères, qui ne sont jamais montrés comme de simple bêtes de foire, mais plutôt comme des hommes se noyant année après année dans une misère ambiante.

Le changement de direction narrative et l’arrivée d’un personnage tiers au cours des 3/4 du film sont également pertinents, car ils permettent de sortir d’une narration reposant simplement sur des scènes d’intimidations successives qui finiraient par tourner en rond dans un cas de figure classique. En plus de creuser un peu plus dans la psychologie des personnages principaux, les tensions y apparaissent également différemment, et le film glisse vers une thématique classique mais efficace : la vengeance vient faire tranquillement son nid, et le déferlement de violence change de mains. Celle-ci ne découle plus d’une violence verbale et physique, mais d’une résistance de l’humain dans sa nature la plus courageuse, celle qui consiste à camper sur ses positions afin d’affaiblir l’adversaire.

Au bout du compte, As Bestas réussit donc son pari de thriller psychologique sortant des sentiers battus, car il ne se limite pas à un simple conflit du bien et du mal, mais plutôt d’une opposition entre la campagne et la ville, entre la France et l’Espagne et entre l’instruit et le misérable, le tout sur un message écologique et social qui résonne des contrées espagnoles jusqu’aux territoires français.

Visuel : © Lucia Faraig

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Yohan Haddad

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