A l'affiche
Michale Boganim : « Je mets en lumière un racisme d’État »

Michale Boganim : « Je mets en lumière un racisme d’État »

12 June 2022 | PAR Yaël Hirsch

La réalisatrice israélienne Michale Boganim, que l’on connaît pour ses documentaires La terre outragée et Odessa…Odessa!, a réalisé un documentaire qui remonte aux origines du combat de son père Charlire Boganim, membre des “Blacks Panthers” israéliennes. Son film, Mizrahim, sorti le 8 juin 2022, met en lumière la discrimination qu’ont subie les juifs venus d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient lorsqu’ils sont arrivés en Terre Promise.

En quoi votre papa, aujourd’hui disparu, a-t-il été à l’origine du film ?

J’avais commencé ce projet avant qu’il ne décède. Alors qu’il devait être au cœur du film que j’étais en train d’écrire, il est parti. J’ai alors décidé d’adresser ce film comme une lettre à ma fille pour lui raconter cette histoire, celle de mon père, son grand-père. Je parle de lettre, car le film a un côté un peu littéraire. Au début je me suis demandé s’il ne fallait pas écrire cette « lettre » à une universitaire et puis j’ai trouvé cela un peu artificiel… Et finalement, c’est à ma fille que je m’adresse, car je trouve ça intéressant de trouver dans ce film des personnages qui sont de trois générations différentes. C’est un film sur la transmission, sur la mémoire.

Pouvez-vous revenir sur le parcours de votre père ?

Il était ingénieur, il avait fait l’école du Technion puis avait étudié à Paris, donc il arrivait avec un bagage. Et, très rapidement, il s’est lancé dans le social. Il a voulu aider ces mizrahim, qui étaient dans les zones périphériques, à accéder à de meilleures études. Il s’est rapidement rendu compte du niveau d’éducation, de pauvreté de l’éducation. Il a voulu changer les choses par l’action sociale et cela n’a pas marché. À la suite de cette incapacité de faire bouger les choses, face au mur et à l’impossibilité d’infléchir les choses, il s’est engagé dans les Black Panthers qui est un mouvement de revendication plutôt violent, à l’image des Black Panthers américaines. C’est un mouvement de colère. Pour lui, la colère et la révolte étaient ce qui pouvait faire bouger un peu la société israélienne.

Au moment du tournage, 50 ans après, la manière de gérer l’immigration des juifs mizrahim est-elle encore taboue ou méconnue ?

Je me suis confrontée à beaucoup de perplexité par rapport à la pertinence de mon sujet en Israël, et de perplexité par rapport aux témoignages que j’offre. Par exemple, celui des femmes yéménites : on ne veut pas entendre leurs récits de kidnappings d’enfants. Je suis atterrée de voir qu’il y a un déni sur cette question. On volait des enfants yéménites – mais aussi marocains – pour les donner à des femmes ashkénazes. Il y a eu beaucoup, beaucoup de cas.

Le film parle du racisme de la société israélienne aussi… Pouvez-vous nous en parler ?

J’ai aussi fait un film qui s’appelait Odessa, dans lequel on voit une forme de racisme envers les Russes en Israël, comme il y a du racisme envers les Éthiopiens. Là ce que je mets en lumière c’est presque un racisme d’État. Lorsque les juifs sont arrivés du Maghreb et du Moyen-Orient, on a volontairement voulu les placer dans des lieux géographiques périphériques. Il s’agit de véritables ghettos dans des zones en développement à 90% occupés par des juifs orientaux. C’est un fait géographique et politique : on ne les a pas intégrés dans la société d’Israël, on ne les a pas mis dans les kibboutz avec les ashkénazes. On les a mis dans des écoles différentes de celles des ashkénazes, loin des grandes villes. Un des personnages raconte que, par exemple, à Yeruham, ils emmenaient les gens la nuit en leur faisant croire qu’ils allaient à Jérusalem et ils les faisaient descendre de force vers ces zones isolées.

Il y a quand même un bon ashkénaze dans l’histoire …

Oui, il y a quelques ashkénazes qui se sont alliés à la cause des panthères noires ;  il y a quelques activistes qui se sont alliés à la cause des mizrahim, mais il n’y en a pas beaucoup. Parce qu’encore une fois, il y a un déni par rapport à cette réalité. Les mizrahim restent une population qui est très méprisée par intelligentsia ashkénaze.

Votre famille voulait vivre au centre d’Haïfa, mais, en fait, on vous a placés dans une sorte de HLM en périphérie ?

Et encore, nous nous en sommes bien sortis parce que nous étions à Haïfa. Mon père s’est battu pour être dans le centre, mais la plupart des gens ont terminé dans des zones de la périphérie.

Plusieurs témoignages du film convergent vers cette idée d’enfermement identitaire. Ils disent « Nous nous sommes retrouvés entre nous ». Est-ce que votre famille a eu cette impression ?

Ça s’est assoupli depuis parce qu’aujourd’hui les mizrahim ont, pour certains, réussi à sortir de ces lieux de développement et à accéder à des postes, que ce soit dans la culture, dans la politique… Il y a quand même des cas qui montrent que les choses ont évolué et on le découvre dans le film à travers les témoignages de personnes de ma génération qui sont des musiciens, qui sont un statut et sont des activistes. Mais ce qui est quand même flagrant, dans ces zones de la périphérie, c’est de voir que malgré tout, la situation est restée la même. À Yeruham, 95% de la population est mizrahim et pas ashkénaze. À Dimona ou à Beer-Sheva, s’il reste 90-95% de mizrahim, cela commence à changer parce qu’une partie de la high-tech a investi ces villes.

Le film commence sur un bateau et fonctionne comme un voyage sur les pas des mizrahim que vous suivez… Est-ce un film « nomade » ?

Oui, on traverse des lieux, on traverse des villes, des déserts, des paysages qui donnent à voir une géographie d’Israël.

Quelle utilisation avez-vous faite des images d’archives ?

Cela a été un travail assez conséquent, ces images d’archives. Nous les avons choisies au fur et mesure des témoignages. Et d’ailleurs, comme certains racontaient leur arrivée, nous avons utilisé les mêmes images ces histoires créant peut-être une sensation de répétition.
Ces images n’ont pas été évidentes à trouver. Nous avons travaillé avec une archiviste et comme je voulais mélanger le passé, le présent et le voyage, le montage a été assez conséquent.

Comment avez-vous travaillé la lumière, qui est superbe ?

En effet, la lumière est particulièrement belle, notamment parce que j’ai tourné dans le désert, dans des endroits qui sont plutôt dans le sud, ce sont tout de suite des endroits très cinématographiques.

Pouvez-vous nous parler de l’utilisation des langues dans le film, où la narration est en français ?

Le français est la langue dans laquelle je m’exprime le mieux parce je suis partie assez jeune. Lorsque je m’adresse à ma fille qui est née en France, je parle en français, la production du film est française, il y a eu beaucoup de choses qui faisaient que je me voyais mal parler en hébreu, alors que j’ai grandi en France.

Visuel : (c) Sopghie Dulac

Le Secret de Grand Cœur : des plumes en partage
“The earth is blue as an orange” d’Iryna Tsilyk : la sécurité d’unn foyer du Donbass
Avatar photo
Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration