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[Critique] Le divan de Staline : trouées dans l’épais brouillard soviétique

[Critique] Le divan de Staline : trouées dans l’épais brouillard soviétique

10 January 2017 | PAR Joanna Wadel

le-divan-de-staline-critiqueHormis sa voix suave et son extravagante personnalité qui lui ont permis de s’imposer comme l’héroïne sensuelle et fantasque, la femme libre du cinéma Français, Fanny Ardant est aussi une réalisatrice passionnée par la culture Russe. Pour son troisième long-métrage, elle propose l’adaptation romanesque du Divan de Staline de Jean-Daniel Baltassat, échantillon d’Histoire romancée à la mise en scène métaphorique. Un drame intimiste porté par de belles performances, qui condense toute l’oppression et l’angoisse suscitées par la chape de plomb d’un Stalinisme en déclin.

[rating=4]

Par une nuit froide et humide de 1950, la voiture de Joseph Staline surgit dans la brume qui borde les grilles du Palais de Likani, en Géorgie. Le dictateur se retire pour prendre quelques jours de repos. Avec lui, sa maîtresse, la fidèle Lidia Vodieva, qui a appris de ses années passées aux côtés de l’idole communiste. Danilov, un jeune peintre taiseux repéré par Lidia pour dresser un monument à la gloire du Petit père des peuples attend sur place de le rencontrer. Autour du pas traînant de Staline, le personnel et la garde s’écarte, chacun retient son souffle lorsqu’il se jette goulûment sur le banquet et déblatère contre la couardise de ses fiers suivants qu’il sait opportunistes. Il grogne, souffle, boit, enchaînant tirades et maximes. Un soir, il désigne à la Vodieva le divan de ses appartements, un petit meuble couvert de coussins et d’étoffes aux motifs orientaux qui ressemble ironiquement à celui du cabinet Londonien de Sigmund Freud. Après avoir dit tout le bien qu’il pense de celui qu’il nomme le “charlatan”, il lui vient l’idée de jouer au jeu du psychologue et de son patient avec Lidia, qu’il prie de se mettre dans la peau du psychanalyste Viennois pour broder une analyse autour de ses rêves. Un petit jeu de rôles qui bien-sûr, comme toutes choses avec Staline, n’est pas sans conséquences.

A l’image du roman, ce film nous conte une tranche de vie ; celle de personnages dont l’existence et le destin, férocement tenus en joue par l’oppression asphyxiante du régime Staliniste, vont basculer dans le théâtre de cette imposante demeure Géorgienne. Livrés dans cet espace clos et stratégique au bon vouloir pervers d’un Staline vieillissant, essoufflé, dont l’orgueil blessé et l’éternelle hantise de se voir trahi vont exacerber les névroses, pour le plus grand malheur de ceux qui l’entourent. Dans cette atmosphère écrasante, où les respirations sont comprimées, les dialogues et les regards scriptés, les écoutes vont bon train, à tel point qu’on peine à y croire. Fanny Ardant retranscrit en l’espace d’une heure toute l’angoisse et la terreur que Staline a fait régner sur l’Union Soviétique durant plusieurs décennies. Se passant de l’accent russe comme de la langue, elle parvient aussi, par une écriture étudiée, des attitudes et une gestuelle travaillées à restituer avec justesse la bonhomie et les familiarités de l’esprit slave. Le trio qui porte le film offre une performance de qualité, s’emparant rapidement de la vérité des personnages sans qu’on sache le détail de leur vie.

Staline, le rôle mythique qu’il manquait à Depardieu

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Gérard Depardieu campe de toute sa stature un Staline sur le départ, bonhomme bourru, bouffi, encore tonitruant mais à bout de souffle. Un rôle à la mesure de son jeu gargantuesque, qu’il incarne plus que dans l’apparence, secondaire ici, mais dans sa façon d’être ; insatiable, entier, de mauvaise foi, sans concession. C’est sans doute dans l’ordre des choses pour un habitué des rôles illustres (Cyrano, Jean Valjean, Obélix…), qui fut d’ailleurs l’interprète du vigoureux Raspoutine en 2011, aux côtés de Fanny Ardant, et que l’on sait grand amoureux de la Russie. Acteur pluriel, Depardieu lègue aussi une part de fragilité et de force vacillante à son hôte qui n’a plus que trois ans à vivre. D’une certaine façon, on se prend d’affection pour l’homme, en apparence inoffensif, esseulé dans la forteresse qu’il s’est construite. Il inflige ses blessures aux autres et aurait bien besoin d’une thérapie, même s’il ne l’avouera jamais. L’écriture du personnage est fidèle à celle qu’en fait Baltassat, qui sans omettre le Staline traditionnel : Craint, autoritaire, au jugement impartial, celui des écoutes et des renseignements tentaculaires, lui offre une toute autre dimension. En proie à la nostalgie voire même aux regrets, l’interprétation du personnage est nuancée, insistant sur certains traits physiques chaleureux comme le petit sourire que Depardieu arbore régulièrement au cours du film et qui lui donne cette candeur déstabilisante.

Dans les rouages d’une emprise psychologique

le-divan-de-staline-critiqueLe film livre quelques clés de l’ascendant légendaire du chef sur ses semblables. A l’instar du brouillard qui enveloppe et cerne le palais, chacun avance avec prudence dans la terrible incertitude des changements d’humeur de Staline. Car s’il est bien une chose autrement cruelle que la violence physique, c’est l’âpreté du manque de repères qu’impose le dictateur à ses proches et ceux qu’il côtoie. Il se plait à les mettre à nu, leur individualité dans le viseur. Aux côtés du tyran, on avance en eaux troubles, à son pas, on vit au jour le jour, comme la Vodieva (personnage fictif) qui partage sa vie depuis des années. Il se fait généreux quand on l’attend colérique et cruel envers les plus dévoués. Staline n’est jamais là où on l’attend et partout à la fois. Insaisissable, il veille à ce qu’en sa présence, personne ne sache sur quel pied danser sinon le sien, pour que tous soient suspendus à ses lèvres. Il manipule les être telles des poupées de chiffon, de vulgaires pions sur son échiquier qu’il fait disparaître dès qu’ils ont le malheur de lui déplaire, comme s’ils n’avaient jamais croisé sa route. Paradoxal, il hait le mensonge mais déteste plus encore la vérité lorsqu’elle n’est pas à son goût, il veut que tout le monde se plie à sa volonté, anticipe ses désirs, avant même de savoir ce qu’il veut. Cette infernale et cauchemardesque instabilité monte en épingle au fil du film jusqu’à ce que la tempête s’abatte enfin, fixant le sort qui attend Lidia et Danilov depuis le départ. Une fatalité que le dictateur affectionne, car contre lui, toute partie est perdue d’avance, il obtiendra ce qu’il veut. Ce que sa maîtresse, une femme intelligente pourtant confiante et dotée d’un certain pouvoir sur les autres, finit par apprendre à ses dépens. Staline gagne toujours.

Le versant d’un règne

Le Divan de Staline amorce le déclin des idéaux communistes et de la grande Union Soviétique, choisissant la figure féminine pour symbole ou reflet de l’ébrèchement de l’aura du Stalinisme qui précède la mort du tyran. Sans se lancer à corps perdu dans une psychologie de comptoir, le film illustre l’érosion du culte voué à Staline qui ne repose plus que sur la peur et la contrainte. Le mécanisme s’ébranle peu à peu, même s’il est encore efficace et laisse place à une lassitude latente qui plane doucement sur le Palais et envahit Lidia. Lidia Vodieva (Emmanuelle Seigner) se fait alors le pendant des erreurs de Staline et de ses souvenirs refoulés dont la mort de sa femme, Nadia, dont il refuse d’admettre le suicide. L’abandon amoureux des deux femmes de sa vie, soit par la mort choisie, ou par la trahison, vont mettre le dictateur face à sa plus grande peur : le manque de contrôle, subir la vie. Fanny Ardant sème çà et là quelques figures de femmes qui ont compté dans l’ère soviétique, des artistes telles que la sculptrice Vera Moukhina, présentée comme la mère adoptive de Danilov ou la pianiste Maria Yudina, résistante et pourtant appréciée par Staline. Elle démontre ainsi, par la place qu’auront su prendre ces héroïnes dans le régime, se faisant plus ou moins proches du dictateur, qu’elles ont conservé leur courage et leur esprit, leur force intime qui est peut-être aussi celle de la Russie.

Un film d’atmosphère qui s’émancipe du mimétisme ou de la rétrospective historique, pour aborder de front tout ce qui a fait le cœur du système Staliniste. Poignant, psychologique et sensible.

Visuels : Le Divan de Staline – © Alfama Films

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Joanna Wadel

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