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L’Âme sœur

L’Âme sœur

26 December 2022 | PAR Nicole Gabriel

En 1985, sortait le long métrage du cinéaste suisse Fredi M. Murer, Höhenfeuer (littéralement : Feu des hauteurs), qui connut un très grand succès dans son pays, à l’international, jusqu’au Japon. Près de quarante ans plus tard, ce film qui ne reçut pas en France l’accueil qu’il méritait, ressort dans une splendide version restaurée par Carlotta.

Là-haut sur la montagne

Quatre protagonistes vivent isolés dans un chalet suisse en pleine montagne, très difficile d’accès. Le père, que l’on nomme « der Jähzornige » (le colérique), impérieux et dur à la besogne ; la mère, mélancolique, dévouée et dévote (elle ne cesse de prier) ; leurs deux enfants, pleins de joie de vivre, complices malgré leur différence. L’aînée de ce duo, une jeune fille prénommée Belli, est une grande lectrice qui avait rêvé d’être institutrice ; son frère, jamais désigné par son prénom, simplement appelé der Bueb (le garçon) est sourd-muet. Tout le monde s’active à la ferme. Les travaux et les jours paraissent immuables : les foins, le soin des animaux, l’épandage du purin, etc. Le dimanche, on descend dans la vallée pour aller à la messe et rendre visite aux grands-parents. Autrement dit : nous sommes dans un canton catholique, plus conservateur et pauvre que ceux où dominent les Réformés.

Si son jeune héros est sourd, Höhenfeuer est d’abord une œuvre qui s’écoute. Sa piste sonore, scandée par de nombreuses plages de silence, comprend des compositions de Mario Beretta auxquelles se mêlent des bruits naturels de vent, d’eau et des cris d’oiseaux. Le film est en dialecte du canton d’Uri et non en Hochdeutsch. Cet indice sonore permet de localiser le lieu de l’action, Uri étant situé en Suisse centrale, terre natale du réalisateur. Ce dernier ne procède pas du tout comme un ethnologue : il se refuse à employer le son direct et à photographier la population du cru. Pour interpréter ses personnages, il a engagé des acteurs professionnels, pour la plupart allemands, inconnus du public suisse qu’il a postsynchronisés avec les voix de comédiens amateurs recrutés sur place. Cette langue concrète (au sens de la musique du même nom), riche et poétique, donne à l’œuvre sa saveur et son tragique. La sensation de naturel est factice, en effet acoustique et en trompe-l’œil.

La réalité dans ce film (comme dans le 7e Art en général) est construite et déconstruite. Le lieu reste approximatif, le cadre temporel également. Le film juxtapose éléments archaïques et signes de modernité – le téléphérique, l’électricité, la radio, la faucheuse, la pompe à lisier. C’est un choix délibéré du cinéaste qui conteste le « film de montagne » et cherche selon ses dires à « transformer un paysage authentique en paysage de pure fiction ». Sa méthode implique une pointe d’agressivité à l’égard de la mère patrie : « Nous avons systématiquement et radicalement éliminé les lignes d’horizon du champ visuel. »  Pio Corradi, son chef opérateur, se souvient qu’il lui était interdit de cadrer comme des tableaux les majestueux sommets alpins et avait pour consigne de les amputer de leur sommet. Il n’est pas impossible que Fredi M. Murer ait voulu illustrer le slogan néo-futuriste du mouvement étudiant des années 80 Züri brennt (Zurich brûle) : « Raser les Alpes, qu’on voie la mer ».

Parricide

Dans Totem et tabou (1913), Freud qualifie le rapport fraternel de prototype du lien social en se référant au meurtre du père par la horde primitive. Les frères tuent le père tout puissant qui leur interdit l’accès à la mère et aux sœurs. Le despotisme patriarcal est bien ce qui caractérise Höhenfeuer. On vit sous son toit, on vit sous sa loi. Quand « der Bueb », pris d’une crise de rage contre une machine en panne, la balance dans le vide, le père le bannit pour un temps du foyer. Belli remplit auprès de son jeune frère différentes fonctions. Elle partage avec lui les jeux tendres de l’enfance et d’autres, bien plus étranges comme celui qui consiste à déterrer des rats – scène d’ouverture du film.

Proximité et intimité s’entremêlent dans leurs relations. Sœur et amie, Belli remplace aussi une mère défaillante. Elle entreprend l’éducation du Bueb, en lui apprenant à écrire et à lire sur les lèvres. C’est elle qui veut le faire entrer dans le monde social. Rejeté par son père, le Bueb se réfugie dans les hauteurs, au milieu des pierres. Belli lui apporte d’abord des couvertures, puis de la nourriture. Ils allument un feu de camp (refont le foyer) et, en toute innocence, par une nuit d’été, ils découvrent l’amour. Après le crime, le châtiment. Le Bueb a été réintégré, mais Belli se retrouve enceinte. Quand il l’apprend, l’irascible fait honneur à sa réputation et va chercher son fusil.

Après un corps à corps frénétique digne des combats de samouraïs d’un Kurosawa, un retournement de situation intervient. Le Bueb tue le père. Comme il se doit, la mère succombe alors à une crise cardiaque. Le jeune Murer admirait Luis Buñuel, comme lui en révolte contre la religion catholique et les interdits qui vont avec. En matière de subversion et de cocasserie, l’épilogue de Höhenfeuer n’a rien à envier au cinéma surréaliste. Les deux enfants placent les parents dans le lit matrimonial avant de les enterrer dans la neige. Ils exécutent méticuleusement toutes les routines familiales. Et s’assoient sous la lampe, devant la soupe fumante.

Visuel : photo de l’affiche du film.

Sortie en DVD et en salle le 21 décembre 2022.

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Nicole Gabriel

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