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“La poupée” de W. J. Has, splendeurs et misères dans la Pologne de 1878

“La poupée” de W. J. Has, splendeurs et misères dans la Pologne de 1878

28 November 2022 | PAR Olivia Leboyer
La Poupée, WJ Has

La poupée (1968), adaptation du roman éponyme de Boleslaw Prus, jouit d’une réputation de film culte. Francis Ford Coppola et Martin Scorsese, notamment, sont tombés sous le charme noir de ce film hypnotique. Une belle découverte : pour la première fois, la poupée sort en salles, le 7 décembre.

1878 : Wokulski (Mariusz Dmochowski), simple commis dans un petit magasin, décide de réussir. A la faveur de la guerre, après une déportation en Sibérie, le voici de retour, extrêmement riche. Silhouette massive, placide, l’homme impressionne par sa maîtrise. Avec l’argent, avec les hommes, il sait s’y prendre. Dans son regard lourd, une forme de fatigue se fait déjà sentir : car Wokulski observe, scrute, et le tableau de la misère humaine le touche toujours autant. S’il y a échappé, par sa volonté de fer, il ne pourra pas aider tous ceux qu’il croise. Mais, chaque fois qu’il le peut, il s’y emploie. Pour cette prostituée en pleurs dans une Eglise, il fait jouer ses relations, elle aura une place honorable dans la société.

W. J. Has filme en longs travellings fluides : en quelques minutes, tout un pan de misère à la Dickens défile sous nos yeux comme un ruban d’un gris sale. Plus tard, la caméra tourne pour nous offrir un tableau figé d’un salon mondain où les personnes semblent en cire. Qui est la poupée du titre ? Cette belle Izabella Lecka (Beata Tyszkiewicz) dont Wokulski tombe éperdument amoureux ? Ou lui-même, ballotté par un destin qu’il croit maîtriser ? Nul ne peut servir deux maîtres à la fois, Dieu et l’argent.

Intelligent, sensible, Wokulski sait bien que l’argent est un moyen mais pas une fin. Seul importe le désir de ce que l’on n’a pas : mais de ce que l’on n’a pas encore, ou bien de ce que l’on sait à jamais hors de portée ? La deuxième, bien sûr… Cette femme, Izabella, lui demeurera toujours étrangère. Ce qui les sépare ? L’argent, précisément. Wokulski est un nouveau riche, là où Izabella, aristocrate ruinée, possède les cartes inverses. En amour, quelle partie jouer dans ce cas ? Si elle cède, Izabella perd son mystère et son prix. Pour être aimée, il lui faut rester constamment “trop chère“. Snob, heurtée dans ses codes, Izabella paraît manipulatrice et cruelle. Mais elle laisse entrevoir aussi une fragilité : c’est seulement cette attitude qui lui permet d’être aimée. Maintenir la barrière des classes sociales, c’est aussi, tout bêtement, un réflexe.

Wokulski, éternel romantique, court après des chimères. Avec son physique lourd de jouisseur, il possède ce petit fond d’amertume et de mélancolie qui le rend inapte au bonheur. Le film regorge d’images somptueuses : velours, porcelaine, marbres, bois précieux, les intérieurs retiennent nos regards autant que les visages. En parallèle, sanglés dans leurs costumes du dernier cri, les hommes ressemblent de plus en plus à des objets. Tout comme les femmes, jolies poupées corsetées dans des robes parées de rubans, lisérés de velours, boutons de nacre, semblables aux figurines d’une boîte à musique.

Une scène éblouissante dans un hippodrome nous montre Wokulski braquer ses jumelles sur Izabella, qui braque les siennes sur les chevaux. C’est le plaisir de la jeune femme que guette Wokulski, c’est pour lui la seule ligne d’arrivée. Une scène de train de nuit, tout en travellings, reflets, jeux d’ombres et de lumière, nimbe cet amour inaltérable d’une déception bien tenace, qui le renforce encore.

La beauté des plans, composés comme des tableaux, rend le film magnétique. Avant de faire de l’argent, Wokulski s’était d’ailleurs rêvé en physicien, en alchimiste : une scène étrange nous montre un bout de métal suspendu dans l’air, comme un rêve.

La poupée de Wojciech J. Has, Pologne, 1968, 2h41, avec Mariusz Dmochowski, Beata Tyszkiewicz, Tadeusz Fijewski, Kalina Jedrusik, Halina Kwiatkowska. Sortie restaurée par Malavida, en salles le 7 décembre.

visuels: photo officielle du film.

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Olivia Leboyer
Docteure en sciences-politiques, titulaire d’un DEA de littérature à la Sorbonne  et enseignante à sciences-po Paris, Olivia écrit principalement sur le cinéma et sur la gastronomie. Elle est l'auteure de "Élite et libéralisme", paru en 2012 chez CNRS éditions.

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