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« Hungry Hearts » : deux contre un

« Hungry Hearts » : deux contre un

23 February 2015 | PAR Hassina Mechaï

Jude est Américain, Mina Italienne. Ils se rencontrent à New York, tombent fous amoureux et se marient. Lorsque Mina tombe enceinte, une nouvelle vie s’offre à eux. Mais l’arrivée du bébé bouleverse leur relation. Mina, persuadée que son enfant est unique, le protège de façon obsessionnelle du monde extérieur. Jude, par amour, respecte sa position jusqu’a? ce qu’il comprenne que Mina commence à perdre contact avec la réalité.

Une scène d’ouverture d’anthologie

Comme toute histoire d’amour, cela commence par une rencontre. Celle-ci a lieu dans les toilettes étroites d’un restaurant chinois. Coincés dans cet espace, les deux protagonistes apprennent à se connaître, malgré les mauvaises odeurs qui les propulsent dans une intimité forcée dès leur première rencontre. Audace, humour et romantisme décalé jaillissent de cette scène d’ouverture qui marquera tous les esprits. Qui aurait cru qu’on puisse tomber amoureux dans des chiottes massacrées ?

Le réalisateur Saverio Constanzo revient sur cette rencontre : « Je cherchais quelque chose d’inhabituel où les gens peuvent se rencontrer. Et j’ai pensé à ces WC étriqués, où ces deux personnages se retrouveraient dans une situation drôle et embarrassante. Pour moi, comme dans un livre, le début d’un film est un incipit, c’est très important. Donc dès le début, vous devez être en mesure de comprendre tous les enjeux du film. Celui- ci parle d’un homme et d’une femme, enfermés dans un petit espace où ils doivent se faire face et faire face aux odeurs qu’ils dégagent »

Le couple et l’enfant

Les premiers mois de leur idylle sont évacués en une scène qui les ramène à la réalité. La jeune femme doit rentrer en Italie pour son boulot. Mais au lieu de faire ses bagages et tirer un trait sur cette relation, Jude va forcer la donne et tout faire pour qu’elle tombe enceinte. Elle, ne veut pas d’un enfant. Comme si la jeune femme sentait que cette grossesse risquerait de bouleverser leur équilibre. Ils se marient, semblent heureux le temps d’une chanson. « What a feeling » d’Irène Cara comme deuxième sonnette d’alarme du film (le premier étant la scène d’ouverture). Mais les deux êtres continuent à avancer tête baissée.

Dans chaque couple, l’arrivée d’un premier enfant est une véritable épreuve qu’on sous-estime souvent derrière la joie de cet heureux événement. Pourtant, l’équilibre si fragile qui naît entre deux personnes peut s’effondrer avec l’arrivée d’un bébé. La femme devient mère, et délaisse parfois sa « fonction » d’épouse. Le mari devient père, mais reste un homme. Avec des besoins. Toujours.

Deux pièces d’un même puzzle ?

C’est cet équilibre précaire qui est au centre du film de Constanzo, avec deux acteurs au physique étrange. Des silhouettes qui servent le propos du film. Jude est grand, trop grand. On le croirait sorti d’un miroir déformant. Mina est menue, petite. Elle est un corps fragile et pâle, ses seins se laissent à peine deviner. Ensemble, ils forment deux pièces d’un puzzle qui ne devraient pourtant pas s’assembler. Mais derrière ces corps atypiques qui se font et se défont, se cachent des personnalités insoupçonnées.

A l’arrivée du bébé, dont on ne connaîtra jamais le nom car le film ne tourne pas autour de l’enfant, mais autour du couple, la cellule explose. La règle a changé. Ils sont désormais deux contre un. Mina se transforme, devient ultra possessive, voire obsessionnelle avec son enfant. Elle ne le laisse pas voir la lumière du jour, refuse de lui faire manger des produits industriels, estime qu’il n’a aucunement besoin d’être suivi par un pédiatre car une mère sait mieux ces choses-là. Elle les sent. Elle possède ce lien insécable qui la relie à ce nouveau né et lui permet de connaître – selon elle – le moindre de ses besoins. Alba Rohrwacher est fabuleuse dans ce rôle de mère hystérique sans jamais hausser le ton, effrayante par moment, elle nous rappelle Rosemary’s Baby. Mais dans cette histoire, il n’y a ni phénomène surnaturel ni personnage possédé. La jeune femme s’enferme dans une peur paralysante de la ville. New York devient un personnage monstrueux, bruyant, toujours en mouvement, rempli d’odeurs, de lumières aveuglantes. Adapté du roman « Il bambino indaco » de Marco Franzoso, Constanzo a préféré situé son histoire dans la « Big Apple ». « Dès le début, j’ai situé l’action à New York. Je ne pouvais pas imaginer le film à Rome. Car je cherchais une ville très violente, quelque chose d’agressif, qui pue, où l’on ressent l’isolement. J’ai moi-même vécu à New York pendant quelques années quand j’étais plus jeune, et j’ai aussi ressenti ce sentiment d’isolement. », confie-t-il.

L’hostilité de cette ville pousse Mina à l’inimaginable. Quand Jude lui dit que l’enfant ne grandit pas, qu’il fait partie des 3% d’enfants qui sont en grave retard de croissance, elle lui demandera innocemment s’il s’agit d’une course. C’est de ça qu’elle cherche maladroitement à le protéger, de cette vie qui n’est qu’une course sans fin. Mais dans quel but ?

La caméra au service de l’éloignement des personnages

Lentement, Jude va finir par douter des capacités de Mina à s’occuper de leur enfant. Chercherait-elle en fait à le tuer ? De cette fissure dans le couple va naître la tragédie. Le film va s’assombrir, la caméra va se placer de telle sorte qu’elle va accentuer la distance entre le couple, jouant de prises de vues avec des plongées faramineuses et l’utilisation d’objectif fisheye dont la distance focale très courte va enfermer chaque personnage dans leur monde, grâce à la distorsion des lignes droites à l’écran. Le film s’engouffre alors dans une sorte de thriller où la mère de Jude va faire son apparition. Un personnage extérieur, aux antipodes de Mina, et qui va permettre de changer de décor (on quitte l’appartement anxiogène du couple) et de découvrir la nature. Mais cette nature est loin d’être celle à laquelle Mina aurait rêvé.

Ce troisième film de Saverio Constanzo est un mélange entre Kramer contre Kramer, Blue Valentine et Rosemary’s Baby. La justesse de Constanzo a été de diriger ses acteurs de telle façon que ce drame familial se déroule dans un cadre où le silence est roi. Un silence qui rend sourd. Un silence où les cris intérieurs des deux personnages se font entendre, sans que jamais l’un ou l’autre ne hausse le ton. Constanzo a écrit le film en une semaine en pensant à Alba Rohrwacher (qu’il avait déjà dirigé dans La Solitude des nombres premiers, le film qui l’a fait connaître à l’étranger). Lors de notre rencontre, il nous a expliqué qu’Adam Driver est arrivé très tard sur le projet. A la recherche d’un acteur américain, il est intéressé par l’acteur dont il dit qu’« il a un côté très européen ». Mais ce dernier a un agenda ultrabooké, c’est l’acteur en vogue à suivre, celui qui rend les films indé accessibles au grand public et qui parvient à faire le grand écart entre la série Girls, Frances Ha et Star Wars Episode VII. Il part donc à la recherche d’un autre acteur américain. Finalement, Adam séduit par le script, parvient à trouver quatre semaines dans son emploi du temps, et le film est tourné en un temps record.

Avant de clore cette entrevue avec Saverio Constanzo et Alba Rohrwacher, une question nous hante. Si Mina n’était pas tombée enceinte, est-ce que le couple serait resté ensemble ? Sans hésitation, l’un et l’autre nous ont répondu oui, sans même se concerter. Une histoire d’amour maudite. A découvrir au cinéma dès le 25 février.

Hela Khamarou

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Hassina Mechaï

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