[Compétition] « Saint-Laurent » : l’esthétisme sombre du chef-d’oeuvre de Bertrand Bonello
Dans le pays merveilleux des biopics épiques aux sorties repoussées, le deuxième Saint-Laurent de l’année 2014 (après celui de Jalil Lespert) était très attendu. Dans une fresque esthétiquement parfaite de 2h30, le réalisateur de l‘Apollonide (2011) propose un (auto?)portrait d’être souffrant :doublement puisqu’il est à la fois esthète et créateur. Sexe, drogue et mélancolie, en compétition.
Dès la première scène, séquence courte et noire présentant le couturier encore jeune prendre une chambre d’hôtel à Paris “pour dormir”, l’on est happé par l’esthétique méticuleuse, sensuelle et mélancolique du film. Un plan de dos, la vue sur la tour Eiffel, une voix qui semble “off”. Solitude, créativité, folie : tout est déjà contenu dans cette scène inaugurale.
Cueillant le couturier alors qu’il est sur le point de gravir son sommet, avec les boutiques de prêt-à-porter à l’international, Bertrand Bonello propose un point vue arrêté sur le grand couturier. Des années 1970 à la fin, c’est un Yves Saint-Laurent esthète et solitaire que le réalisateur met magistralement en scène. L’angle est peut-être moins original qu’attendu (il fallait quelque chose de très fort pour trancher sur le biopic Jalil Lespert) et aussi moins sexuel. Mais Bonello tient son propos de bout en bout, dans une narration ingénieusement (pour une fois!) fragmentée pour suggérer la folie du créateur – mais sans jamais outrer cette tendance.
La référence à l’esthète Louis II de Bavière est omniprésente : à travers une référence explicite dans les dialogues, l’apparition remarquée de Helmut Berger, qui a incarné le dandy royal pour Visconti et qui permet au personnage de prendre 40 ans dans le visage du milieu des années 1970 à la fin des années 1970, et aussi en abyme, la citation de l’inceste dans Les Damnés, autre film de Visconti sur la décadence.
Chez Bonello, plus Saint-Laurent réussit, plus il se retrouve seul et plongé dans une mélancolie qui est déjà presque la mort. Berger n’est qu’un homme d’affaires, les femmes l’intéressent en fait bien peu; il n’y a que “le combat de l’élégance et de la beauté”. L’esthète se bat pour que tout autour de lui, à Paris, comme à Marrakech, soit beau. Mais le créateur s’intéresse aux “corps sans âmes” et semble avoir laissé la sienne hors jeu quand il a pris le crayon. Etre mécène de Wagner usait littéralement Ludwig dans le film de Visconti, être soi-même l’artisan d’une beauté qu’on érige en absolu est littéralement invivable pour le Saint-Laurent de Bonello.
Le film est donc une longue fugue de mort d’autant plus dérangeante qu’elle est présentée comme la condition de la création. Bonello fait du couturier littéralement un peintre de la mort. Et l’on se blottit dans les plans de plus en plus longs et de plus en plus distants du film, on se cale dans les interstices des split-screen “mondrianesques”; on se love dans sa bande-originale parfaitement classique et équilibrée (Bach, la Callas, l’air du froid de King Arthur et le Stabat Mater de Purcell) qui s’allongent pour former une longue marche funéraire, valable sur tous les podiums de notre modernité. Un chef d’oeuvre lancinant et noir, où il y a peut-être plus de Bonello que de Saint-Laurent et qui résonne longtemps après que le taffetas sensuel du rideau soit tombé.
Saint-Laurent de Bertrand Bonello, avec Gaspard Ulliel, Jérémie Renier, Amra Casar, Léa Seydoux, Louis Garrel, Helmut Berger, France, 2h30. Sortie le 1ier octobre 2014. Europacorp. En Compétition
Visuel : affiche du film
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