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Sur les cimes de l’Art Contemporain : entretien avec Xavier Douroux du Consortium de Dijon

Sur les cimes de l’Art Contemporain : entretien avec Xavier Douroux du Consortium de Dijon

08 January 2016 | PAR Araso

Qu’est-ce qui fait qu’un lieu d’art réussit, quand tant d’autres initiatives échouent? Comment un centre d’art contemporain situé à Dijon, né la même année que le Centre Pompidou, a su conserver son leadership et jouer une place de tout premier rang sur la scène internationale? Le Consortium de Dijon fait figure de haut lieu de connaissance en matière d’art en France, travaillant avec les artistes les plus pointus à l’échelle mondiale. Xavier Douroux, cofondateur et directeur du Consortium nous dévoile la genèse de ce qui demeure un projet associatif, nous parle entre autres de Pierre Huygue, Philippe Parreno, Philip King, Cindy Sherman et d’une nouvelle génération montante d’artistes, du rôle des Nouveaux Commanditaires et des implications des attentats de Novembre 2015. 

Araso: Quelle a été la genèse du Consortium de Dijon?

Xavier Douroux : La création du Consortium date de 1977. Le projet est né d’une dynamique d’étudiants d’université, essentiellement en histoire de l’art, et se voulait dès le départ coopératif. Progressivement, beaucoup de gens sont partis et ont fait une carrière plus institutionnelle tandis que Franck Gautherot et moi-même sommes restés pour pérenniser le projet. A l’époque j’avais 21 ans et je n’ai jamais cherché de travail. Peut-être était-ce une époque différente. Il fallait être possédé par la conviction que ce qu’on faisait avait une possibilité de développement et de transformation de l’environnement suffisamment crédible pour que l’on accepte des positions qui n’étaient pas très confortables à l’époque. Ce sont celles qui nous ont permis de conserver notre indépendance jusqu’à aujourd’hui. Le Consortium en tant que tel n’a pas changé dans sa formule associative. C’est une initiative privée même s’il continue de bénéficier d’investissements publics. L’économie que nous avons créée est complexe avec des entreprises, des satellites, des filiales.

A : Quel a été votre (bref) parcours avant le Consortium ?

XD : Je me suis inscrit à l’université assez jeune et en rupture suite au décès de mon père qui a fait que j’ai plutôt choisi la voie de l’histoire de l’art que celle des mathématiques, à laquelle j’étais davantage préparé. J’ai eu la chance de pouvoir tomber dans une université à l’époque, qui pour des raisons assez prosaïques – la distance de Paris à Dijon par le train, était la meilleure université en histoire de l’art après la Sorbonne, avec des professeurs qui faisaient leurs premiers poste à Dijon puis allaient à la Sorbonne. Il y avait notamment Serge Lemoine en art contemporain, ce qui était rare au milieu des années 1970s. Il nous a parlé de pop-art, de Richard Serra dans un contexte où ces noms qui sont aujourd’hui très familiers étaient des ovnis.

La deuxième chance était la position géographique, Dijon étant proche de la Suisse et de l’Allemagne. Nous nous sommes retrouvés régulièrement, en partie à l’initiative de Serge Lemoine, à aller à Bâle, à Zürich, à Cologne, à Düsseldorf, à Milan, à Turin et en Hollande. Tout ce petit monde de l’art occidental en dehors de New York et de Los Angeles était concentré à proximité.  J’aurais pu aussi travailler sur des productions cinématographiques avec Bernard Zekri qui a ensuite dirigé les Inrockuptibles, mais ces voyages à New York m’ont conforté dans l’idée que c’était l’art contemporain et l’art en général qui m’intéressaient plus que d’autres secteurs.

Aujourd’hui le Consortium de Dijon est propriétaire d’une maison d’édition, les Presses du Réel, et dans les mêmes locaux se trouve aussi une maison de production de cinéma, Anna Sanders Films, que nous avons montée avec certains artistes dont Pierre Huygue et Philippe Parreno. Nous avons pris des initiatives et nous nous sommes donné les moyens de les construire pour qu’elles fonctionnent. Je n’aime pas le terme de chef d’entreprise, qui était très en vogue dans les années 1980. Le Consortium est un projet de bien commun et non pas une initiative individualiste, qui permet d’associer plusieurs personnes autour d’une plateforme commune.

A : Nous avons été amenés il y a peu à nous pencher sur l’affaire Cardin vs Lacoste. Pierre Cardin s’est installé à Lacoste, il y a quinze ans, y a racheté une quarantaine de maisons et d’hectares. Il semblerait qu’il peine à proposer au village un projet économique viable. Pensez-vous que le Consortium soit un modèle qui pourrait être adapté à d’autres régions en France ? Qui pourrait être répliqué ?

XD : Il y a deux parties dans cette question. Est-ce que le Consortium est un modèle ? En tant que tel non, je me méfie de la globalisation. C’est une modélisation des possibles, mais chaque chose doit avoir sa personnalité et son mode d’agencement particulier. En revanche, je pense qu’en plusieurs circonstances, il est possible de réfléchir à des structures qui réuniraient des acteurs dans une certaine utilité –je suis assez utilitariste : je pense qu’il y a une utilité des œuvres, des structures culturelles, et que cette utilité s’incarnerait assez fortement dans ce que l’on appelle les corps intermédiaires. Autrefois, ce furent les églises, les corporations, les chambres syndicales. Nous, nous proposons que certaines structures, qui travailleraient aussi des organisations en étoile ou en archipel, puissent proposer sur la base de l’art et la culture ce rôle de corps intermédiaire dans une société.

En ce qui concerne Lacoste, il me semble que ce que vous décrivez est l’inverse de ce que je fais, c’est une structure construite du haut vers le bas. Je suis un adepte depuis le début du bottom-up, qui consiste à partir des réalités et des situations elles-mêmes évoluant, elles-mêmes articulées pour construire quelque chose.  Tout le travail que le Consortium fait n’est pas simplement d’être un centre d’art, dont la notoriété est internationale et dont la longévité crée une résonance particulière. C’est aussi cette activité d’éditeur, de producteur de cinéma, de concepteur de projets pour des développements locaux et territoriaux et une politique de commande d’œuvres artistiques que nous avons été les premiers à mettre en place à la demande de la Fondation de France, qui s’appelle les nouveaux commanditaires.

Grâce à eux, des œuvres de John M. Armleder, de Peter Halley, des constructions d’architectes connus comme Rudy Ricciotti ont été réalisée à la demande d’habitants qui en prennent l’initiative dans des territoires que l’on considère loin de toute culture. On prend appui sur l’énergie, l’initiative d’individus et on ne postule pas sur le fait qu’il faille passer par toute une éducation, par tout un processus qui les amènerait à partir des impressionnistes pour aujourd’hui admettre la création contemporaine. Il faut partir du désir des gens d’agir, qui ouvre des portes incroyables. Il met en avant la puissance d’agir plutôt que la puissance du savoir. La puissance d’agir vous permet d’accepter puisque c’est sur la base de votre demande dans une vraie conversation avec un artiste, des formes, des projets, dont vous n’aviez même pas connaissance avant. Présentés abruptement, ils auraient pu provoquer un phénomène de rejet.

Je réalise dans le Var un projet dans un village autour d’un platane mort, auquel les habitants sont très attachés puisqu’il fait partie de leur patrimoine. Nous avons réfléchi, avec les habitants, à métamorphoser l’arbre en œuvre d’art, quelque chose qui en garderait à la fois le souvenir et serait comme une présence des morts.  J’ai donc proposé à Rachel Harrison qui est une sculpteur américaine de réaliser une œuvre. Il faut à la fois faire en sorte que les intelligences se conjuguent et apporter les moyens financiers de le mettre en œuvre de façon à ce qu’une économie raisonnable et raisonnée se mette en place.

Pour jouer ce rôle de corps intermédiaire, il faut que les philanthropes soient à l’écoute de ce qui remonte et qu’ils ne soient pas simplement dans la réalisation de leurs volontés individuelles.

A : Qu’est-ce qui différencie le Consortium d’un Palais de Tokyo ou d’un Centre Pompidou ?

XD : Vous avez cité deux aventures qui sont très intéressantes. Ce sont les Français qui ont inventé avec le Consortium, le Palais de Tokyo et le Centre Pompidou,  des choses qui n’existaient pas ailleurs.  Le Consortium a le même âge que le Centre Pompidou : tous deux sont nés en 1977. Le Centre Pompidou était un modèle totalement inédit. Quand Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans ont lancé le Palais de Tokyo c’était aussi quelque chose de totalement inédit. Il est évident que ce n’est pas parce que nos modèles sont tous les trois inédits que cela nous rapproche.

Le Centre Pompidou a un modèle qui passe par la propriété de ses œuvres, il a une collection. Le Palais de Tokyo n’en n’a pas. Ceci est assez significatif d’un moment où, plus que les œuvres, ce sont les événements ou la capacité à faire événement des œuvres qui l’a amené à construire ce dispositif. Cela a en partie nourri l’Esthétique Relationnelle, dont je suis éditeur. Le Consortium affiche un classicisme presque de bon ton : c’est un endroit qui ne s’est pas embarrassé de la propriété des œuvres, ce qui ne veut pas dire que nous ne sommes pas en possession des œuvres. La possession c’est la réciprocité, les œuvres nous possèdent autant que nous les possédons. Pour les posséder, il faut leur permettre d’avoir une place, un mode d’existence dans un lieu d’exposition et en dehors, de retravailler avec leurs auteurs non pas en one-shot mais dans la durée.

A : Qu’est-ce qui a fait que le Consortium a réussi plus que d’autres ? 

XD : C’est une question d’œil, il faut faire le bon choix au bon moment. La question est de savoir ce qu’on montre, qui on montre et à quel moment. Ensuite il y a une question subsidiaire qui est : comment on le montre. Aujourd’hui il y a six directeurs au Consortium qui parviennent à converser régulièrement sans se voir de manière à composer un programme. Le Consortium a marché car nous étions plusieurs : vous devez convaincre quelqu’un qui est autant informé que vous, avec qui vous partagez certains points de vue et avec qui vous avez des oppositions, que ce que vous proposez à ce moment-là est juste. Il faut admettre beaucoup d’ouverture d’esprit et de tolérance pour donner de la consistance aux choses.

Nous n’avons pas montré les minimalistes, les conceptuels, Boltanski, les premiers, mais nous les avons montrés à un moment où personne ne les montrait en France. En revanche, nous faisons le premier catalogue de Cindy Sherman, nous faisons la première exposition de Richard Prince à Villeurbanne, Jenny Holzer… Pour prendre la génération suivante, nous avons été les premiers à soutenir Maurizio Cattelan, Pierre Huygue, Philippe Parreno, Ugo Rondinone, etc. Ce sont des gens qui nous ont fait confiance et on leur a fait confiance. Ils faisaient beaucoup d’expositions de groupe et nous leur avons proposé de travailler avec eux sur des expositions personnelles, sur des projets.

Plus récemment, c’est plus compliqué. Enormément de lieux sont des laboratoires, il y a beaucoup de collectionneurs qui ont de l’argent qui voyagent et qui sont avant moi dans tous les ateliers d’artistes de Salonique à Buenos Aires. Je ne peux pas les concurrencer. En revanche il y a un travail que nous savons faire et qui consiste à dire : c’est le moment de les montrer. Et cela peut jouer aussi bien pour quelqu’un qui a 80 ans comme Phillip King, grand sculpteur anglais, très important, que l’histoire de l’art a commencé à gommer pour de mauvaises raisons. Le Consortium fait un livre et une exposition: et là, tout le monde s’extasie et il trouve enfin une galerie à Londres et commence à vendre des pièces (alors qu’il avait vendu des pièces en 1963 au Musée d’Art Moderne de New York!)

Il y a des sinusoïdes qui font que les carrières bougent. Il y a aussi des moments pour montrer des gens qui ont déjà été beaucoup vus. Nous allons faire une exposition avec Wade Guyton. Wade est venu nous demander de montrer son travail. C’est une démarche que font certains artistes car ils savent qu’au Consortium ils peuvent prendre des risques et essayer des choses. J’ai dit à Wade que si c’était pour faire encore une exposition comme il vient d’en faire à Bregenz ou à Los Angeles, ça ne valait pas la peine. Ce que je veux c’est qu’il ait envie de venir au Consortium et de proposer quelque chose. Nous allons voir.

En même temps nous aurons Laure Prouvost, qui est une jeune artiste. Il se trouve que nous avons acheté l’une de ses pièces pour la collection régionale juste avant qu’elle ait le Turner Prize. Elle s’en souvient. On ne s’est pas précipités parce qu’elle a eu le Turner Prize, nous nous sommes dit qu’il fallait acheter ses pièces pour une collection publique parce que c’était le moment de la montrer. Et c’est maintenant que nous allons faire une exposition avec elle en travaillant le « comment ». Nous avons un très bel espace qui offre énormément de possibilités pour un artiste.

A : Comment s’organise la circonscription des artistes que vous sélectionnez, géographiquement et temporellement ?

XD : Nous sommes les héritiers d’une tradition plutôt occidentale. Nous ne nous sommes pas astreints à certains principes politico-diplomatiques qui font qu’aujourd’hui la Tate Modern, le MoMA ou le Centre Pompidou sont obligés d’avoir une représentation des artistes du Moyen-Orient ou des artistes d’Amérique du Sud. Nous ne nous sommes jamais astreints à la parité. Sur 300 expositions, nous avons montrés à peu près 150 artistes femmes, non pas par principe, mais parce que nous avons pris en compte l’émergence dans les années 1980 de travaux réalisés par des femmes, parce qu’ils étaient les meilleurs et non pas par souci de parité.

En revanche, nous nous sommes astreints à d’autres préoccupations, comme celle, pour les expositions de groupe, d’avoir épuisé tous les sujets. On a très vite épuisé le sujet des artistes contemporains dans les collections d’un musée, ainsi que l’idée néo-minimale de faire des expositions liées au site, au lieu, au contexte. Nous avons épuisé les expositions dans les années 1990 autour de dispositifs très innovants. Le labyrinthe moral, c’est Liam Gillick et Philippe Parreno qui amènent quelques copains, on se met autour d’une table et on interroge les spécialistes d’un certain domaine. Certains artistes continuent à régir à ça, continuent à faire leur travail : cela donne une sorte de dispositif ouvert mais qui “fait” exposition. Plus récemment, Stéphanie Moisdon a proposé que l’on travaille à partir de la Carte et le Territoire de Houellebecq, sans demander à Houellebecq de faire le choix. Stéphanie étant très proche de Houellebecq, il a été le premier spectateur de ce que nous avons fait, à savoir apporter l’art ancien dans un lieu contemporain (et non l’inverse qui est une aberration).

Toutes ces expositions étaient plutôt des expérimentations que l’on a réalisées pour vérifier qu’elles avaient encore un potentiel. Elles ne peuvent pas êtres des solutions globales. Ce sont des solutions pour un moment donné, ou des expérimentations qui nous ont apporté beaucoup de choses. Aujourd’hui nous faisons peu d’expositions de groupes, sauf une qui est en février et qui s’appelle Almanach, il y a 16 salles pour 16 artistes. Nous mélangeons les âges et les proximités, certains ont déjà été vus il n’y a pas longtemps, d’autres pas du tout, et ce dispositif fonctionne dans le cadre d’une autre de nos préoccupations qui est d’être généreux et de donner un peu de joie aux gens. Et ça marche. Les gens n’ont pas toujours envie de contempler la misère du monde et de se demander à quel point ils sont responsables de la dérive climatique.

A : Pensez-vous que les attentats du 13 Novembre vont changer notre rapport à l’art ou en tout cas à ce que l’on attend de l’art ? Ces événements vont-ils marquer un cap ?

XD : Malheureusement je ne le pense pas. Je pense que ça ne change rien parce que cette expérience-là est très vite entrée dans sa logique de faire le deuil. La seule chose qui était bien et que tout le monde a critiqué, à tort car c’était l’expression des contradictions, était la cérémonie des Invalides.

Nous avons été touchés de près puisqu’un de nos amis a été tué au Bataclan. Il était critique d’art pour le Kunstforum et vivait à Dijon, où il avait sa femme et ses deux enfants. Il a été abattu par une balle dans la tête. [Il s’agit du critique d’art Fabian Stech]. Nous nous sommes donc posé des questions, non pas en général, en nous demandant ce qui va changer ou pas, mais à partir de cette réalité-là : qu’est-ce qu’on fait de ça ? Et c’est très compliqué. Sa manière à lui était de faire les choses, donc je précipite la parution de son deuxième volume de textes.

La seule réaction que j’ai pu avoir a été avec les étudiants que l’on avait en commun, qui étaient complètement bouleversés et qui ne savaient pas quoi faire de leur douleur, de ce bouleversement. Ça n’allait pas les changer puisqu’il n’y avait rien qui se produisait vraiment. Il n’y a ni une expérience ni un apprentissage du monde dans un contexte comme celui-là. J’ai décidé de faire une commande artistique. On va commander une œuvre pour le hall de cette ancienne fac à Dijon où il enseignait avec moi, et on va demander à un artiste – je l’ai proposé à Thomas Ruff mais je ne sais pas si ça se fera, puisqu’il avait beaucoup écrit sur Ruff. Juergen Teller lui a d’ailleurs rendu hommage dans le Monde. On part de quelque chose. Si vous voulez que les gens changent il faut qu’ils aient une expérience forte, à un moment donné, et pas quelque chose qui soit uniquement dans le symbolique.

La question devient : comment la présence de ces gens va continuer ? Comment vont-ils être encore vivants et pour combien de temps ? Comment on les fait vivre ? Pendant 15 jours, il n’y a pas eu un de mes rêves où Fabian n’était pas. C’est une manière de le faire vivre. Dans le même temps, je me suis activé pour la parution de son livre et bouleversé tout mon programme éditorial. Cela a eu une application dans mon activité-même. Et je lance cette commande… Cela permet de créer des rituels, des moments où l’on est en capacité à pouvoir gérer quelque chose qui sort des normes. Le monde de l’art, s’il ne prend pas ses responsabilités d’être celui qui facilite la création de ces rituels, l’émergence de ces formes qui permettent à ces gens d’être encore vivants, tout le reste ne changera rien. Cela touche à la fois à quelque chose de très intime et à des convictions qui sont quasiment philosophiques.

Visuel : © Le Consortium de Dijon

Réédition de « Tusk » des Fleetwood Mac
“Cobain – Montage of Heck”, Kurt intime
Araso

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