Arts
L’Amitié entre Pablo Picasso et Max Jacob

L’Amitié entre Pablo Picasso et Max Jacob

30 May 2023 | PAR Nicolas Villodre

À l‘occasion de la Célébration Picasso, il nous a semblé utile de rappeler l’amitié du peintre Pablo Picasso (1881-1973) avec le poète Max Jacob (1876-1944). Une des spécialistes de ce dernier, Una Pfau, auteure de Paris: Die kubistischen Jahre (Berlin, 2013), ouvrage inédit en France, a accepté de nous apporter ses lumières sur le sujet.

Montmartre-sur-Seine

Max Jacob, un des premiers amis de Pablo Picasso à Paris, est né le 12 juillet 1876  dans une famille juive laïque, à Quimper. Il passa son bac dans cette ville avant d’entreprendre des études à l’École coloniale de Paris. Après son service militaire abrégé en 1896 pour raisons de santé, il ne voulut pas poursuivre ses études : « Je devins artiste ou j’appris que je l’étais ou je crus l’être ou j’appris à l’être : en même temps que ma sensibilité exagérée par les loisirs et délivrée par la rupture des habitudes scolaires m’enthousiasmait, je connus les bienfaits de la liberté dans la nature et je les appréciai assez pour n’y vouloir plus renoncer. » Il quitta un beau jour le domicile familial et partit pour Paris avec 29 francs en poche carottés à sa mère. Il souhaitait être un artiste, ne sachant pas encore s’il voulait devenir peintre ou poète. Il a toute sa vie vécu pauvrement, exerçant occasionnellement différents petits métiers.

Un ami peintre lui ayant conseillé de s’exercer à la critique d’art, il y réussit, un certain temps du moins. En 1901, la découverte des premières toiles de Picasso à la galerie d’Ambroise Vollard l’enthousiasma au point qu’il voulut connaître le jeune peintre de vingt ans. Picasso et lui sympathisèrent dès leur rencontre. L’Espagnol ne parlant pas encore le français, tous deux communiquaient alors par gestes. Max Jacob se souvient de cette époque : « Picasso peignit sur une grande toile, perdue ou recouverte depuis, mon portrait assis à terre, au milieu de mes livres et devant un grand feu. Il admira mes images d’Épinal que j’étais seul à collectionner alors, je crois, et toutes mes lithos de Daumier. Je lui ai donné tout cela ; je pense qu’il l’a perdu. (…) Picasso et moi nous nous parlâmes par signes jusqu’au matin. Un jour il partit pour l’Espagne. »

Boulevard Voltaire

Après son retour de Barcelone, Picasso passa l’hiver 1902 chez Max Jacob, dans la chambrette que louait celui-ci rue Popincourt, voie alors peuplée d’apaches, dit-on, donnant sur le boulevard Voltaire. Selon Jacob, Picasso l’encouragea à continuer d’écrire en lui disant simplement : « Vis comme les poètes ». Sous-entendu : suis ta vie de bohème sans revenus réguliers. Certains de ses poèmes publiés en 1921 dans le volume Le Laboratoire central furent écrits peu après cet épisode, en 1903, ainsi que ceux en prose qu’il fit découvrir en 1904 à ses amis quimpérois contenant les ébauches de son grand roman sur sa ville natale, Le Terrain Bouchaballe (1924). Picasso a partagé la chambre près du boulevard Voltaire avec Max Jacob avant d’aller habiter au Bateau-lavoir. Max Jacob gagnait alors sa vie comme petit employé à l’Entrepôt Voltaire duquel il a gardé un assez mauvais souvenir qui est décrit une nouvelle du Cabinet noir (1922).

Bien que Max, homosexuel, ait peut-être été amoureux de Picasso, je ne pense pas que les deux amis soient, comme on dit, passés à l’acte.  Ils se sont partagé le même lit plus prosaïquement parce qu’ils étaient très pauvres. Max Jacob lui a offert l’hospitalité en sachant que Picasso était porté sur le femmes. La vision christique qu’eut Max Jacob le 22 septembre 1909, probablement sous l’influence de l’éther, qui l’amena par la suite à se convertir au catholicisme, fut décrite par lui dans Saint Matorel, petit roman burlesque truffé d’idées cabalistiques publié en 1911 par le galeriste du cubisme, Daniel-Henry Kahnweiler, dans une édition de luxe ornée de quatre eaux-fortes de Picasso. En 1914, Kahnweiler fit aussi paraître Le Siège Jérusalem, « drame céleste » de Jacob, illustré par des gravures de Picasso. Le peintre fut le parrain du poète lors de son baptême au couvent de Sion, rue Notre-Dame des Champs à Paris.

Le Bateau-Lavoir

C’est Max Jacob qui rebaptisa la maison du 7 de la rue Ravignan, qui correspond aujourd’hui au 13 de la place Émile-Godeau, du nom de « Bateau-Lavoir », les baraquements en bois dont étaient faits les ateliers d’artistes rappelant un peu les blanchisseries embarquées amarrées en bord de Seine. L’atelier où vécut Picasso de 1904 à 1912, comme le bâtiment tout entier, était une étuve l’été et une glacière l’hiver. Fernande Olivier, alors sa compagne, raconte dans ses souvenirs que les locataires étaient des peintres, des sculpteurs, des hommes de lettres, des humoristes, des acteurs, des laveuses, des couturières et des marchands de légumes ambulants. Parmi eux se trouvaient les figures principales du cubisme : Picasso, Georges Braque et Juan Gris, mais aussi des écrivains et des poètes : Pierre Mac Orlan, André Salmon, Pierre Reverdy… De 1907 – date des Demoiselles d’Avignon et de l’installation de Max Jacob tout près du Bateau-Lavoir – à 1910, Picasso et Braque mirent au point dans des ateliers voisins la peinture cubiste.

Le soir s’y rencontraient presque tous les artistes d’avant-garde : Matisse, Modigliani, Utrillo, Kees Van Dongen, André Derain, Raoul Dufy, Maurice Vlaminck, Marie Laurencin, les poètes Guillaume Apollinaire, Francis Carco, le marchand d’art Daniel-Henry Kahnweiler, le collectionneur Leo Stein et sa sœur, l’écrivaine Gertrude Stein, qui vint à pied chaque après-midi, trois mois durant, de son appartement rue Fleurus à Montmartre, poser pour le portrait d’elle par Picasso. André Salmon écrivit cinquante ans plus tard : « Poètes, nous fûmes d’une génération liés à une génération de peintres. (…) nous leur devons quelque chose, quelque chose que nous avons choisi, dont nous décidâmes : l’atmosphère de l’atelier. Tout a commencé dès l’hiver capital de 1903 – 1904, chez Picasso, au Bateau-Lavoir de la rue Ravignan où, certaine nuit, me mena Manuel Ugue, dit Manolo. Ce fut le temps dont Picasso a dit que “peintres et poètes s’influençaient tour à tour”. Traitant de la poésie moderniste d’avant même l’Esprit nouveau, la critique peut justement parler d’une École de la rue Ravignan. »

Saint-Benoît-sur-Loire

Max Jacob se retira à Saint-Benoît-sur-Loire, près d’Orléans, dans un ancien couvent bénédictin pour vivre enfin selon la foi chrétienne. Il y séjourna de 1921 à 1928. De retour à Paris, il prit une chambre à l’hôtel Nollet où habitait Henri Sauguet. Yvon Belaval, qui avait rendu visite à Jacob en 1927 à Saint-Benoît, décrivit son changement : « Plus de paysan en sabots et vieux pantalons de velours ; un vieil Anglais en superbe costume anglais ! Il était courbé sur ses gouaches, reculant, clignant les paupières, écrasant, pour obtenir quelque couleur cendre, de la cendre de cigarette sur son travail (…). La chambre ne désemplissait pas de jeunes visiteurs : poètes, peintres, musiciens. Max Jacob, debout devant eux comme un professeur dans sa classe, multipliait les anecdotes et trouvait à tous du talent. Seul, s’il n’achevait pas une gouache, il se couchait pour méditer, la tête complètement enroulée dans un cache-col. » Max Jacob travailla pour le théâtre. Il évoqua cette période en plaisantant : « Le fond de mon ventre était opéra-comique ». Jusqu’en 1934, il écrivit surtout des comédies et des livrets d’opérette de style « Belle Époque » pour lesquelles l’action compte moins que la description de types ou les entrées comiques des chœurs et du corps de ballet. Les compositeurs étaient Henri Sauguet, Roger Désormières et Pierre Lagarde.

Ses journées commençaient par un messe et une méditation et s’achevaient par des virées nocturnes dans les bars interlopes fréquentés par de beaux jeunes gens. Le 25 mai 1936, il quitta Paris pour toujours annonçant son départ comme suit : « Je voudrais ne plus quitter Saint-Benoît, mais je doute que ça soit possible. Dans trois mois je n’aurais plus un sou. » La dernière lettre de Max Jacob à Picasso, qui était venu le voir à Saint-Benoît en 1943, est datée du 9 février 1944, trois semaines avant son arrestation par la Gestapo et son internement au camp de Drancy. Elle est sombre : « Ma vie finit dans le noir, j’ai un vrai désespoir. » Il continue : « J’ai confiance en Cocteau ». Malheureusement, les démarches des uns et des autres – de Cocteau en particulier, pourtant proche d’Arno Breker – auprès de l’occupant pour sortir Max Jacob du camp de Drancy ne furent pas couronnées de succès. Le poète y mourut le 5 mars 1944. Pour couper court aux rumeurs sur l’aboutissement de cette requête, l’association des amis de Max Jacob précise : « À ce jour il n’existe aucune preuve formelle d’un quelconque ordre de libération. »

Visuel : La place Émile-Godeau à Montmartre © Nicolas Villodre, 2023.

Site de l’association des amis de Max Jacob : http://www.max-jacob.com.

Livre d’Una Pfau : Paris: Die kubistischen Jahre, Berlin, Matthes Seitz Verlag, 2013.

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Nicolas Villodre

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