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Un état du ciel apocalyptique au Palais de Tokyo

Un état du ciel apocalyptique au Palais de Tokyo

27 April 2014 | PAR Franck Jacquet

La première partie de « L’état du ciel » présentée au Palais de Tokyo proposait plusieurs réflexions sur les impressions et cassures que l’homme inflige à lui-même, à son environnement et à sa mémoire même. La seconde partie de cette exposition triptyque est vient s’y superposer pour les mois de printemps et l’été en franchissant un pas supplémentaire : ici l’homme est confronté à sa propre apocalypse. Les deux principales composantes de l’exposition parient avec succès sur l’immersion du visiteur confronté aux fins de ce qu’il éprouve chaque jour.

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Impressions sur le déclin des sociétés
L’étape finale de la visite est paradoxalement celle qui pourrait le plus nous rappeler notre monde. Thomas Hirschhorn, remarqué notamment par « 24H Foucault » il y a plusieurs années, revient avec une installation monumentale où l’on se sent plongé dans une société en lutte avec elle-même, rongée par son système d’accumulation et absente d’elle-même car obnubilée par ses écrans d’ordinateurs. Concrètement, on est amené à déambuler dans des dédales de pneus, autant de barricades sur lesquelles sont dressées les slogans altermondialistes et fustigeant inégalités ou finance internationale. Une atmosphère de fin de société règne.

Pour autant le propos ne s’arrête pas à un aperçu apocalyptique de sociétés en train de s’autodétruire par la surconsommation. En effet, le dédale est régulièrement ponctué de petites placettes, souvent organisées autour d’un foyer, la « flamme éternelle » éponyme de l’exposition. Ces braseros sont autant de cœurs autour desquels des chaises sont installées, des projections sont organisées, des lectures proposées. Parmi la désolation, ce sont bien de petits espaces de partage qui sont laissés à la disposition du visiteur qui peut s’y attarder voire participer à un propos sans doute un peu simpliste, mais fourni autour des grandes lignes de l’anticapitalisme et de l’altermondialisme : conférences, performances, journal participatif… Ainsi le journal « Flamme éternelle » prolonge par des textes et est laissé à la disposition. On retiendra un texte d’Olivier Rohe, l’introduction de Julien Fronsacq, commissaire de l’exposition ou encore un extrait de conférence par le philosophe Marcus Steinweg, « Gramsci Monument ».

Pour Thomas Hirschhorn, la réflexion centrale de l’exposition se porte sur la possibilité d’un espace public dans le contexte contemporain. L’espace doit accueillir même provisoirement des réflexions et une création in situ pour participer au lien social. Pour autant le dispositif, mêlant espace public et espace domestique (les foyers entretenus quotidiennement) laissent certes un grand espace à la participation de nombreux intervenants, mais le sensible primant sur le réflexif et la discussion rationnelle, c’est bien un espace de communauté qui semble pouvoir émerger plutôt qu’un espace proprement public. L’artiste évoque d’ailleurs lui-même cette contradiction dans sa présentation : « les moments d’espace public sont les moments ouverts, précaires, où l’utopie se superpose à la réalité et où l’autonomie de l’Art s’affirme à chaque instant dans des moments imprévus ». Cette digestion des propos politiques par l’art (qui pourtant peut amplifier ces derniers) donne ainsi à réfléchir sur ce qu’on peut entendre comme les cadres de l’espace public dans des sociétés postindustrielles. Malgré tout, la vie est encore là, même déréglée, même l’homme aliéné comme en témoigne une salle informatique vide et désespérément stérile. On peut se demander qui de l’art ou du politique peut nous sauver.

Les cieux nous sont tombés sur la tête
Avec « Aujourd’hui, le monde est mort », cette flamme-espoir n’est plus à l’ordre du jour. Le japonais Hiroshi Sugimoto, vivant et travaillant aujourd’hui essentiellement depuis les Etats-Unis, éteint toute possibilité pour l’humanité et poursuit ses réflexions apocalyptiques esquissées notamment depuis « L’histoire de l’histoire ». Ici donc, plus de sursaut possible pour l’humanité. Elle est disparue, laissée à l’état de trace. Cette partie de l’exposition fait d’ailleurs un bien sombre et bel écho à la première partie de l’exposition inaugurée en février dans le cadre de « Nouvelles histoires de fantômes » de Georges Didi-Huberman et Arno Gisinger (voir notre critique ici). Là, ces fantômes et ces visions de fins du monde, religieuses ou génocidaires et sacrificielles laissaient une place au vivant et ses traces y étaient animées. Désormais, l’homme est mort et la surface de la terre n’en porte plus que des traces au sens résidus inanimés et sans germes de vie.

Concrètement, le visiteur se déplace là aussi dans des salles qui chacune propose un aspect thématique de la fin de l’humanité. Le visiteur vient donc contempler ce que l’homme a laissé après sa disparition, d’où le sous-titre anglais « Lost human genetic archive ». Chaque résidu est accompagné d’un texte rappelant (ou anticipant ?) comment un aspect des civilisations contemporaines a pu mener ces dernières à leur propre perte. Avec du recul, on pourrait s’intéresser à ce que cette exposition rappelle que combien chacun des piliers de nos sociétés s’effondrant entraînerait, tant leur interdépendance est grande, l’effondrement en domino de tous les systèmes sociaux. On pourrait aussi deviser sur le propos catastrophiste témoignant au fond d’un emprisonnement de notre être au monde (et de celui de l’artiste) dans une vision de l’histoire très imprégnée par les catastrophes nucléaires et la conscience de l’homme a qu’il peut se détruire lui-même : Ulrich Beck ou d’autres ont étudié ceci à maintes reprises. Mais à rester le nez sur chaque salle, Hiroshi Sugimoto nous raconte par l’intermédiaire de spécialistes fictifs plusieurs scénarios de fin du monde. Aucun grand récit, aucune religion pour nous sauver. Tout sera englouti.

Parmi ces scénarios, l’influence du ready-made de Duchamp fait ressortir particulièrement la première salle majeure du parcours, composée d’un grand mur de tôles, d’un dieu ancien sud-asiatique du XIIIe siècle et de fossiles. Le texte explique : comme dans chaque salle, il scande ainsi le parcours, « aujourd’hui le monde est mort… ». Ici, il est question du Club de Rome, des mauvais calculs des économistes, d’une population humaine qui s’élimine elle-même par ses fantasmes de contrôle de l’économie… Les fossiles préhistoriques étaient présents bien avant nos sociétés qui maintenant sont reléguées dans un même temps, le passé révolu. La construction de tôle et les outils de la société industrielle n’ont plus d’utilité, l’homme ayant disparu. Une végétation a repris ses droits et enserre ou rouille ces vestiges. La présence en surplomb du dieu-tonnerre (le dieu Kaminari-sama du Japon du XIIIe siècle) dans cet embrouillamini, le sens que l’on cherche pour expliquer la fin de ce qui a été avant, que nous connaissons instinctivement sans comprendre… Une impression de l’île de la série Lost…

Les scénarios s’enchaînent donc salle après salle : l’homme est mort de sa génétique, de son rapport au sexe, de son nationalisme, de son rapport à la production… L’homme n’a fait qu’habiter le monde mais n’est plus et est mort de ses technologies. Ce sont ces dernières qui rappellent son passage. La « Love doll ange » est une poupée ultra-réaliste au sens sur sexualisé comme pouvait l’être la poupée des surréalistes qui fit l’objet d’une récente exposition au Centre Pompidou. Allongée sur un sofa en sous-vêtement rose, elle se prélasse à la faveur d’un rayon de soleil dans un luxe apparent. Malgré tout elle est « froide » puisque inanimée ; le désir humaine s’en est allé. Le concepteur avoue avoir voulu l’édifier en corps quasi sacré, ce que l’on ne ressent guère. Tout au long de cette exploration des traces que nous laissâmes après la mort de notre civilisation, une distance légère demeure cependant tant le propos est glacial mais aussi en ce que les références culturelles japonaises demeurent présentes. Quoiqu’il en soit, le pessimisme revendiqué par « l’architecte sans diplôme » cherchant à sonder le monde qui vient ne peut que nous renvoyer à notre propre rapport à l’existence, une réussite.

D’un pessimisme l’autre ?
Fin de société accumulatrice et fin de civilisation ou même de l’humanité : les deux ensembles immersifs s’enchaînent donc assez logiquement et viennent se superposer à la première partie de « L’état du ciel » ; ils densifient surtout un propos qui en avait bien besoin et qui restait bien faible hors de la partie « Nouvelles histoires de fantômes ». On attendra donc avec impatience la dernière partie de ce triptyque attendue pour le début du mois de juin, tout particulièrement l’exposition « All that falls » des commissaires Marie de Brugerolle et Gérard Wajcman à propos desquels on peut anticiper un dispositif tout aussi « plombant » mais pas moins réussi.

Pour le moment, le pessimisme ambiant vient comme se répandre sur les modules complémentaires de l’exposition proposés en collaboration avec la Villa Arson. Vivien Roubaud propose plusieurs installations destinées à « des objets qui nous font vivre », à rappeler leur usage et la vie qu’ils permettent. Ce sont des matières premières de construction, des outils de nettoyage de nos lieux de vie (balais…). Mis en expositions dans de petits tubes en suspension ils sont reclassés d’objets purement utiles en objets d’art mais ils sont aussi mis sous cloches. Le reste du Palais se contemplant dans une forme de mort, on ne peut que penser ces objets comme des choses dépourvues d’énergie vitale. De même, l’onde de choc sonore de l’installation de Thomas Teurlai évoque plus la destruction que la possibilité d’une création. On retiendra particulièrement l’ensemble textile « Baôli » – « May I have this dance ? » de Sheila Hicks composé de tuyaux de mousse et d’éléments tissés modifiant l’architecture de toute une salle et formant un cocon coloré, presque rassurant au milieu de ces fins de monde.

Les événements ponctuant cette seconde partie de « L’état du ciel » sont peu nombreux mais les deux grands dispositifs immersifs se suffisent largement à eux-mêmes pour susciter stupeur et contemplation à propos de ce que pourrait être notre apocalypse. La seconde partie de cette saison du Palais de Tokyo est donc très convaincante et surtout bien plus accessible dans son propos. Elle reste en place jusqu’à la rentrée 2014. A visiter mais prévoir un after en forme de « remontant » !

Visuels :

Visuel 1 :
Modules de Vivien Roubaud – “Poudre à canon” – Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent

Visuel 2 :
Hiroshi Sugimoto – Aujourd’hui le monde est mort

Visuel 3 :
Thomas Hirschhorn – Flamme éternelle

Visuel 4 :
Hiroshi Sugimoto – Aujourd’hui le monde est mort

Visuel 5 :
Thomas Hirschhorn – Flamme éternelle

Infos pratiques

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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