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[Montpellier] : “Dernières nouvelles de l’éther” : l’invisible en question à la Panacée

[Montpellier] : “Dernières nouvelles de l’éther” : l’invisible en question à la Panacée

25 March 2014 | PAR Yaël Hirsch

Le centre de culture contemporaine qui a ouvert ses portes en juin 2013 dans l’ancien collège de médecine de la ville de Montpellier accueille le deuxième volet de sa première saison qui propose créations autour de l’idée de communication. Dans le cadre de cette saison  “Vous avez un message”, Dernières nouvelles de l’éther part d’un concept du 19ème siècle pour amener à montrer ce qui nous entoure, nous baigne et est pourtant invisible.  De Marcel Duchamp, Dan Graham, Robert Barry et John Cage à  des créations réalisées à la Panacée pour l’occasion, un parcours réflexif sur les ondes en 70 œuvres et 40 artistes… Jusqu’au 22 juin 2014.

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On entre dans la fac de pharmacie transformée en lieu d’observation et d’accès aux mutations de la culture contemporaine par toute une série d’œuvres qui sont produites in situ pour introduire cette saison 2013-2014 sur le thème “Vous avez un message“. Le message commence par une citation personnalisée qui s’inscrit sur votre billet mis à votre nom, à l’entrée, sous la grande nef du café longiligne (24 lignes), dessiné par 1024 architecture. Sitôt entré, on vous propose immédiatement de ressortir dans la ville, en quête d’invisible avec un casque permettant de faire une Promenade electrique proposée par l’artiste allemande Christina Kubisch. Muni d’un plan de la ville, vous pourrez “entendre” les ondes qui circulent, devant les magasins, les bureaux, les monuments ou les portiques. Prévoir une bonne heure et demie, donc avant de revenir à l’exposition même!

La réflexion est articulée autour de la notion de l’éther, “fluide subtil, impondérable, élastique, qui remplit les espaces et pénètre tous les corps”, qui a fasciné même les plus positivistes des savants, persuadés que le son circulait par cette matière jusqu’à l’Entre-deux-Guerres. L’idée est de montrer qu’on peut aussi créer à partir de l’invisible, parce qu’il nourrit au moins autant l’imagination que le visible. L’exposition revient sur deux vagues d’imaginaires : le moment de la découverte de cet invisible qui a bouleversé les scientifiques du 19ème siècle et le moment du déploiement de la cybernétique, dans lequel nous vivons encore et qui nourrit mille images utopiques ou dystopiques.

Donnant à entendre, reflétées et amplifiées par des fils de cuivre, des ondes qu’on ne perçoit pas à l’oreille, l’installation des australiens Joyce Hinterding & David Haines, renvoie vers la vidéo des lumières s’allumant dans une ville mythique qui vibre sourdement d’un désir qui rend hommage au travail génial et fou du psychiatre autrichien Wilhelm Reich, qui a dévasté une région entière du Midwest, en cherchant à grands renforts d’expériences sur l’uranium, une substance mystique à travers laquelle le désir circulerait : l’orgone.

Dans le couloir, on croit passer devant des mannequins de modistes, mais il s’agit en fait du travail des marseillais Berdaguer et Pejus imaginant des casques et habits qui nous protègent des ondes… Ces ondes, l’artiste  autrichien en résidence à la Panacée en 1914, Peter Jellitsch en fait des paysages et des modélisations sculpturales et blanches, qu’il s’agisse de Bleecker Street à Manhattan (Bleecker Street Documents), ou, in situ et sur le mode du happening, du lieu même de l’exposition. Laurie Anderson nous invite à une table où les os reflètent les sons (The handphone table, 1978), tandis que  L’américain Nicholas Knight, quant à lui, réfléchit à travers divers médias sur ce qu’on peut apprendre de ces phénomènes invisibles et le fruit de sa réflexion s’étale en graphique mural : si on ne peut pas tout percevoir, alors rien ne se répète jamais deux fois et la philosophie est inutile (Metaphysical Doctrine, 2014).

Passant devant le dispositif de la délicieuse performance de A constructed World, qui propose des cours d’esthétique pour des anguilles (présentes à la Panacée) auxquelles le public est invité à également assister on arrive dans une pénombre intime où l’artiste français Laurent Grasso invite également à considérer l’invisible comme un défi métaphysique et un oxymore. En trois œuvres : un tableau à l’ancienne et sans date (Studies into the Past), un mur qui bloque le son, mais… en cuivre (très sonore!, Anechoic Wall, 2010) et une projection d’aurore boréale où rien ne colle (1619), ce sont trois voies vers l’impossible et le bizarre qui s’ouvrent au visiteur.

Après une incursion dans les dessins à la fois enfantins et habités du médium Philippe Deloison, on arrive à l’origine de toutes ces bonnes nouvelles. Articulées autour de la sphère fascinante de Berdaguer & Pejus, Le 7ème continent, on revient aux racines des questionnements sur l’invisible, avec View et un portrait de Marcel Duchamp par Brian O’Doherty. On retrouve aussi les travaux de Sharon Kulik sur la télépathie (Dimensional thoughts, 1972), des vidéos de performances de John Cage, Alvin Lucier, et toute une réflexion années 1960 sur l’architecture sociale et la possibilité du rêve qu’il s’agisse d’imaginer des pilules “pink” du bonheur ou des murs organiques et colorés amenant la paix… En parallèle de ces utopies  un peu angoissantes, des jeunes artistes proposent des œuvres méfiantes jusqu’à la limite de la paranoïa sur notre monde “connecté”. Ainsi dans They Watch the moon (2010), la géographie expérimentale de l’américain Trevor Paglen est à la fois panique et beauté. Artiste proche des préoccupations de l’informaticien Edward Snwoden sur le pouvoir de la Nasa et de la surveillance par satellite,  enquête sur ces zones de surveillance qu’il photographie avec des appareils hyper-puissants.

Et l’on sort de l’exposition sous l’œil d’un volet assez menaçant, qui s’ouvre et se ferme à volonté, en fonction  des mouvements, assez heurté dans ses repères sur ce que l’on voit et ce que l’on ne peut pas voir, méditant sur les limites de la perception et de la vigilance qui semble possible si le prisme de cette dernière suffit.

Et l’on poursuit cette route de réflexion sur  la dématérialisation, à travers une deuxième exposition, Art by Telephone Recalled, qui reprend un concept développé au Museum of Contemporary Art de Chicago. C’était en 1969, la communication mutait et, selon la consigne donnée, les plus grands noms de la création de l’époque ont “téléphoné” des directives pour créer des œuvres sans que les “maître” y posent la main. La diversité et le caractère très “physique” de cette exposition qui interroge les potentialités de l’art conceptuel rassérène à deux titres : son aspect ludique, et aussi cette idée que nos angoisses d’invisible et de nocivité de l’immatériel ne sont finalement pas si nouvelles…

La saison “Vous avez un message” se poursuivra par un troisième volet à la Panacée, qui commence cet été, le 11 juillet, et qui s’intitule “Une lettre arrive toujours à destination”.

commissariat : Franck Bauchard et Sébastien Plouot.

Visuels : Photos ©Aurélien Mole
1.Berdaguer & Péjus, Le 7e Continent, 2001- Demi-sphère en plexiglas, tubes fluorescents et câbles électriques. Centre Pompidou, Paris, Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle © Adagp, Paris 2014
2.Joyce Hinterding & David Haines,Two works for Wilhelm Reich, 2006 — Vidéo, antennes OE (cuivre, PVC), modulations.Courtesy des artistes © Adagp, Paris 2014
3.Nicholas Knight, Metaphysical Doctrine (Twice), 2014 — Graphite sur mur. Production La Panacée, Montpellier, Courtesy Nicholas Knight.
4.Dominique Blais, Autechre “Bronchus One.1” 6’04 (1991), 2009 — Dessin obtenu par un phénomène de conduction acoustique, poudre de fusain sur papier. Collection privée, Paris
5. Berdaguer & Pejus,ICOSIDODECAÈRDRE ELECTROHYPERSENSIBLE, 2014, Tissu anti ondes EHS, métal, chaînes, Co-production CBMP /La Panacée, MontpellierP © Adagp, Paris 2014
6.Laurent Grasso , 1619, 2007 — Animation 7’30”, boucle, couleur, son, Courtesy Laurent Grasso © Adagp, Paris 2014
7.Marcel Duchamp, Numéro spécial de la revue View, Réalisé par Marcel Duchamp.vol. 5, n°1, mars 1945, Collection particulière © Succession Marcel Duchamp /Adagp, Paris 2014
8.Trevor Paglen, Drone Vision, 2010 — Vidéo interceptée d’une communication satellite. Collection Galerie Thomas Zander, Cologne

Infos pratiques

Le Carreau du Temple
Hervé Obligi, Pierres et Plumes
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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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