Arts

Compte-rendu : “Chypre ; entre l’Orient et l’Occident (IVe – XVIe siècles)”

04 November 2012 | PAR Franck Jacquet

Depuis la fin du mois d’octobre et jusqu’en janvier, le Louvre propose un détour en Chypre à ses visiteurs le temps d’une exposition concise et donnant à voir un large panel des œuvres et sites que l’on peut visiter sur l’île. Sous le thème du lien entre l’Occident et l’Orient, l’histoire antique et médiévale de l’île est résumée à travers des œuvres issues de la partie grecque de l’île et prêtées pour l’occasion. Les régions littorales, de Larnaca et de Limassol sont privilégiées, rappelant sa vocation de carrefour méditerranéen.
Saint Mammers chevauchant le lion.

L’exposition est construite comme un exposé général et pédagogique sur l’histoire politique de l’île et ses conséquences culturelles. Située sur les routes maritimes commerciales de Méditerranée orientale, Chypre est une position stratégique, tout autant que Rhodes mais bien plus fréquentée à partir du Moyen-Age central (IXe – XIe siècles). Elle est donc naturellement le lieu de communication et d’échanges culturels et commerciaux entre l’espace syrien (comprenant le Liban actuel), le monde égéen et l’Occident (ou encore l’Égypte, même si elle reste à peine esquissée à travers son rôle de base arrière militaire au temps des croisades). Le propos est simple et clair, il est assez riche sur le plan de l’histoire politique de l’île et donne bien à voir son évolution durant plus d’un millénaire. On voit ainsi l’île passer de tutelles en tutelles entre influence occidentale (Rome, la Grèce, le monde “latin” des Francs croisés) et l’orientale (Byzance puis Constantinople, le Levant…). Chypre n’est que très rarement “indépendante”, par exemple lorsque le byzantin Isaac Doukas Comnène fait sécession de l’empire d’Orient à la fin du XIIe siècle, préparant la conquête par les latins croisés (soit quelques années). Chypre est donc assez éloignée pour accueillir durablement une population stable et importante mais assez proche pour pouvoir être atteinte par des vagues nombreuses permettant un certain mélange culturel, bien loin de la période contemporaine où se juxtaposent désormais deux pays et deux communautés concurrentes.
Ce mélange se perçoit à travers les pièces présentées : des objets évoquant la conversion de l’île, ancrée dans la foi chrétienne durant l’antiquité tardive, des icônes médiévales propres aux styles byzantins (la Vierge Eléousa par exemple), affichant des figures hiératiques dont les auréoles recouvrent une signification théologique très différente de l’art religieux occidental. Ces icônes évoluent parfois avec la conquête des croisés qui ancre l’île dans une mouvance occidentale sous la direction de la dynastie des Lusignan (royaume chrétien latin de Chypre du XIIe au XVe siècles), puissante famille de France de l’Ouest, puis sous l’égide de Venise la Sérénissime (XVe – XVIe siècles). Si les populations chypriotes restent surtout attachées à l’orthodoxie et à l’art byzantin, des références latines et gothiques apparaissent : on voit des commanditaires en position de priant apparaître sur des icônes, des drapés d’ecclésiastiques évoluent, l’architecture militaire se dote de fortifications typiques des krachs (évoquées par un des films présents dans l’exposition), ces grands forts ponctuant les zones d’affrontement des croisades… L’aspect didactique prend toute sa force lorsque l’exposition évoque la domination des Lusignan, si peu connue aujourd’hui alors qu’elle fut un point majeur de l’avancée occidentale en Occident et qu’elle porta le titre de roi de Jérusalem pendant plusieurs siècles avant que celui-ci soit transmis par alliances matrimoniales aux Habsbourg. Le royaume latin de Chypre fut un carrefour commercial, culturel grâce à l’immigration de populations du Levant, mais aussi politique en tant que base avancée. Les objets de la vie de cour sont présents dans l’exposition pour en témoigner (vase, coupes et cruches aux motifs de la dynastie ou évoquant l’influence franque…).

On aurait apprécié que le propos soit à la fois simple mais aussi analytique, discutant un peu plus les modalités du contact entre les influences culturelles : certes les populations s’installant importent leurs propres représentations sur Chypre, mais au-delà de quelques exemples, peut-on considérer que le contact se fait sous forme de métissage ou de juxtaposition ? On voit en effet que Chypre conserve globalement l’art byzantin classique et n’adopte que quelques formes d’art occidental. Ces civilisations étant des civilisations de l’image, on sait combien elles reflètent les croyances et les manières de vivre. On s’interroge donc à la fin de l’exposition sur la durabilité des représentations occidentales et de leurs traces après la conquête ottomane sur Venise au début des années 1570. Au final donc, l’île est-elle un conservatoire durable des traditions byzantines ou un lieu carrefour ? Sur ces points le propos aurait pu gagner en densité.

Autre bémol, la vie quotidienne non religieuse (majorité des pièces) et ne reflétant pas la cour de Nicosie (siège du pouvoir des Lusignan) est peu présente, ce qui une fois encore ne permet pas d’évaluer la place respective des groupes vivant sur l’île. L’ampleur de l’exposition, se déployant sur de plus de mille ans interdit quoiqu’il en soit l’exhaustivité. La césure du IXe – Xe siècle, lorsque l’île redevient un point de passage important, aurait été une césure sans doute plus parlante pour traiter d’une île au croisement de l’Occident et de l’Orient désormais constitués en entités bien distinctes.

Au total l’exposition permet d’avoir un aperçu général sur l’histoire chypriote jusqu’au début de l’ère ottomane, période de fermeture réelle. Elle est didactique, accessible à tous et assez succincte pour donner envie d’approfondir par la lecture du très riche (et tout aussi accessible) catalogue d’exposition. Et pour tous ceux qui souhaitent étudier cette histoire, on conseillera la lecture d’Alain Ducellier, sans doute le spécialiste le plus reconnu de l’histoire byzantine de langue française. On comprendra pleinement alors la place de Chypre entre Italie et Levant, royaumes Francs et Grèce mais surtout zone de rayonnement immédiat de Byzance.

Visuels :

1/ Ico?ne, premie?re moitie? du XVIe sie?cle. H. 105 cm x L. 61,5 cm. Paphos, Muse?e byzantin, Chypre © Paphos, muse?e byzantin.

2/ Gentile Bellini, Portrait de Catherine Cornaro, reine de Chypre (vers1500), Szépmüvészeti Múzeum, Budapest © Szépmüvészeti Múzeum,

Franck Jacquet.

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Franck Jacquet
Diplômé de Sciences Po et de l'ESCP - Enseigne en classes préparatoires publiques et privées et en école de commerce - Chercheur en théorie politique et en histoire, esthétique, notamment sur les nationalismes - Publie dans des revues scientifiques ou grand public (On the Field...), rédactions en ligne (Le nouveau cénacle...) - Se demande ce qu'il y après la Recherche (du temps perdu...)

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