Politique culturelle
Entretien avec Daniel Blanga Gubbay – Kunstenfestivaldesarts 21 : Esthétiques relationnelles

Entretien avec Daniel Blanga Gubbay – Kunstenfestivaldesarts 21 : Esthétiques relationnelles

03 June 2021 | PAR Sylvia Botella

En dépit de la crise sanitaire, il est important de maintenir la continuité du Kunstenfestivaldesarts, particulièrement attentif cette année à la vulnérabilité des artistes et à nos dépendances aux autres corps de la société. L’occasion de discuter avec l’un des co-directeur.trice.s du festival : Daniel Blanga Gubbay. Un festival qui tranche avec la logique froide, neutre de l’utilitarisme.

Aujourd’hui, la volonté du Kunstenfestivaldesarts de se projeter dans des réalisations, renouvelées, n’a jamais été aussi grande. Sans doute parce qu’exister, déployer ses libertés, c’est avant tout faire, agir. Comment est-il possible d’opérer une métamorphose pour le festival ?

Depuis 2020, nous expérimentons un temps vertical, sans durée, où il est difficile de se projeter. Plutôt que nous figer face à la menace, nous avons fait le choix de réfléchir activement sur nos missions et responsabilités en tant que festival. Très vite, il nous est apparu indispensable d’être soutenant. Autrement dit, de maintenir la continuité du festival et présenter les propositions artistiques.
Il y aurait évidemment beaucoup de choses à dire sur les difficultés que nous avons dû surmonter. Le pire tient à l’incertitude. Nous savions que nous devrions annuler ou adapter les formats et/ou supports de certaines propositions artistiques. Mais nous ignorions quelles seraient les règles sanitaires en vigueur ? Quel serait concrètement notre champ d’action ? Nous avons imaginé d’autres contextes – des œuvres présentées en plein air et non en salle comme Buster de Romeo Castelluci ; Tafukt de Radouan Mriziga ou Outrar de Lia Rodrigues – ; d’autres formes – des œuvres présentées sous la forme d’installation et non d’un spectacle comme Suite n°4 / Encyclopédie de la parole de Joris Lacoste, Pierre-Yves Macé, Sébastien Roux & Ictus – ; d’autres supports – des œuvres présentées à la radio comme Transmission Poison de Adeline Rosenstein ; au téléphone comme Bok-Téléphone de Sarah Vanhee ou encore en live streaming comme Chou de Chassol. En juillet, nous présenterons les propositions artistiques en salle. Le festival a trouvé des stratégies. Il s’est transformé.

Le Kunstenfestivaldesarts a opéré une sorte de transmutation : en extérieur, en ligne, en salle.

Notre décision est assurément guidée par une réduction de jauge et un impératif de santé publique : nous voulons prendre soin des artistes, des publics. Mais elle relève également d’une volonté évidente de ne pas uniformiser l’expérience artistique. C’est-à-dire ne pas ramener le festival à un format unique, à un support unique : le tout digital ou le tout plein air. Chaque proposition a ses spécificités propres. Cela signifie qu’on peut en faire l’expérience sous différentes formes et/ou supports. De ce point de vue, la création McDonald’s Radio University de Akira Takayama l’illustre bien : les spectateur.trices font une expérience sensible augmentée de la transmission des standards du savoir académique à la lumière des centres d’intérêts des « professeur.e.s » : de la conférence publique en live via casque dans l’espace public à la capsule audio mise en ligne sur une plateforme dédiée. Pareil pour la création Transmission Poison de Adeline Rosenstein, elle s’adresse simultanément aux spectateur.trice.s en salle et aux auditeur.trice.s de l’émission radio.
Nous avons également beaucoup dialoguer avec les artistes concernant le live streaming des spectacles de manière à ne pas trop les domestiquer, ou pire les altérer. Comment un spectacle peut-il être porté sur la toile ou sur le grand écran ? Nous avons vraiment pensé la création Pieces of Woman de Kornél Mundruczó pour l’écran. De même, après échanges avec Léa Drouet, nous avons décidé que Violences se déclinerait à la fois sur le plateau et en ligne en simultané.
Toutes ces expériences nous invitent à comprendre que ce qui décide du caractère exceptionnel de l’expérience des arts vivants, ce n’est pas la notion de coprésence physique, c’est la notion de direct.

Il est frappant d’observer à quel point les artistes des arts de la scène ont su intégrer très vite dans leurs pratiques, les contraintes de la distanciation physique imposées par la crise sanitaire. Il semble qu’une révolution génératrice d’une nouvelle sensibilité, d’autres relations aux publics est ici à l’œuvre.

Je vous rejoins complètement. Les arts de la scène ont été très durement éprouvés par la crise sanitaire, jusque dans leur adn : le vivant est soudainement devenu dangereux. Repenser les formats et les supports pour (re)nouer les liens avec les publics est devenu une question de survie !

A nouveau, le Kunstenfestivaldesarts rend hommage à la ville de Bruxelles.

On peut dire que l’hommage à la ville de Bruxelles est structurellement intégré au festival. Les projets sont créés et présentés à Bruxelles et surtout cette année, Bruxelles est LE sujet de bon nombre d’entre eux. C’est le cas de Chou de Chassol ou Le public de Mariano Pensotti. Nous avons envie de poursuivre ce geste : demander aux artistes de ne plus seulement créer à Bruxelles mais créer à partir de ce qu’est Bruxelles.

Justement, pouvez-vous nous dire quelques mots sur la manière dont vous avez travaillé avec le compositeur et musicien français Christophe Chassol ?

Christophe Chassol, c’est le maître de l’harmonie, entre les sons et les images. Il a un processus de création très étonnant. Il est passionné par les sonorités de la langue, il y chasse les mélodies cachées ainsi que les bruits du quotidien partout dans le monde : Martinique, Inde. Nous l’avons contacté, il y a deux ans, peu avant la pandémie. Nous lui avons proposé de « cartographier » musicalement Bruxelles, ville cosmopolite, polyphonique. Quelles mélodies se nichent dans le français, le néerlandais ou l’anglais ? Nous avons dialogué ensemble de manière constante. Avant que le projet débute, Chassol connaissait Bruxelles mais ce n’est pas sa ville. Il est fasciné par sa richesse linguistique. Il a contacté des artistes bruxellois qu’il connaissait. Il a fait les repérages des lieux de tournage. A chaque artiste, il a demandé à l’image de parler de quelque chose, de chanter ou jouer quelque chose. Et de le faire dans un lieu important. C’est la raison pour laquelle, dans Chou, on voyage de Molenbeek à l’opéra de la Monnaie, jusqu’à l’Archiduc ou le Palais de justice avec Alice Foccroulle, Aristide d’Agostino ou Tisso the Plug. La partition ciné/musique est incroyablement poétique, englobante. Nous reprendrons la création Chou durant l’édition du festival 2022. Chassol a décidé de faire du portrait sonore de Bruxelles par temps de pandémie, un album. Ainsi, Bruxelles voyagera dans d’autres villes. Elle deviendra une archive sonore.

Aujourd’hui, plus qu’hier encore, les femmes artistes sont très présentes, puissantes au festival.

De manière générale, nous portons une très grande attention à la question de la représentation sur le plateau. Elle nous invite à faire des choix. Il est important pour nous de donner à voir des grands projets artistiques développés par des femmes ou des non binaires. Je vois dans les créations Zone de Troc II de Pélagie Gbaguidi, Outrar de Lia Rodrigues ou Frontera I Border – A Living Monument de Amanda Piña un geste artistique d’une très grande puissance, à la fois extrêmement précis esthétiquement et généreux politiquement. Ces femmes puissantes savent précisément ce qu’elles veulent faire tout en étant très ouvertes à l’autre. Elles prennent soin de l’autre avec passion en dialoguant, en prenant en compte les besoins d’autrui et les spécificités des contextes. Dans Zone de Troc II, Pélagie Gbaguidi développe un espace de soin fondé sur l’éthique de l’entraide et du soin apporté aux autres pour renouer des (inter)relations qui existent et peuvent être revendiquer dans la ville. Peut-être pourrait-on dire que les femmes artistes font l’expérience des conflits de responsabilités de manière plus relationnelle dans leurs créations ?!

Lors du cycle de rencontres du collectif Still Standing for Culture au Halles de Schaerbeek en mai dernier, le penseur Olivier Neveux pointait la nécessité de re-questionner la fonction sociale de l’art sans l’instrumentaliser. Selon vous, quelle est la fonction sociale de l’art ?

Certes, beaucoup d’artistes initient des conversations très politiques. Mais l’art, ce n’est pas que ça. L’art nous permet surtout de déterritorialiser nos certitudes. Comment s’abandonner à ce qu’on ne connaît pas ? Cette question constitue une part importante de notre vivre ensemble. C’est l’adn du Kunstenfestivaldesarts.
L’art produit également des espaces de rencontres, des circulations de citoyen.ne.s qui ne se rencontrent pas ailleurs. L’art ne transmet pas un message. Il esquisse une image complexe de la société dans laquelle on habite. Nous devons sortir de l’absolu « nécessaire » et revendiquer que nos vies sont faites de ce qui est superflu, de ce qui ne peut être capitalisé. Nous devons revendiquer l’existence d’espaces improductifs ! Sinon, c’est prendre le risque de réduire les potentialités de la vie. Certains projets ne servent à rien. Et c’est bien pour cette raison qu’il est important de défendre leur existence et leur nécessité. J’aurais peur de rentrer dans une logique qui désigne « ce qui est fonctionnel » et « ce qui n’est pas fonctionnel ».

Quel est votre état d’esprit, aujourd’hui ?

Il est important de maintenir la continuité du festival en pleine crise sanitaire. Mais cela ne serait pas possible sans le travail et l’engagement incroyables de l’équipe du festival. Je la salue, ici. Dans dix ans, nous réaliserons à quel point notre courage à tou.te.s a été immense !

Entretien réalisé le 18 mai 2021.

Le Kunstenfestivaldesarts continue : du 1er au 7 juillet 21.

Visuel : Daniel Blanga Gubbay, Sophie Alexandre, Dries Douibi 2020 © Bea Borgers

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Sylvia Botella

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