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[Tribune]  La presse peut-elle encore se libérer du présent ?

[Tribune] La presse peut-elle encore se libérer du présent ?

03 May 2014 | PAR La Rédaction

[ Florian Forestier est docteur en philosophie, chercheur associé à Paris IV-Sorbonne, consultant indépendant et écrivain. Il est membre du comité d’organisation du séminaire Médias et bien commun, auquel participe Toute la culture, et du colloque Médias et numérique, qu’elle chance pour le bien commun ?, qui aura lieu le 23 mai 2014 au Centre des Bernardins. La tribune suivante est écrite à l’occasion de la journée mondiale de la liberté de la presse du 3 mai 2014.]

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Depuis la reprise du Monde et celle du Nouvel Obs, les demandes de financement affluent sur le bureau de Xavier Niel. Faut-il s’inquiéter de cette tendance à la concentration ? D’une fin, encore, de la presse indépendante ? Plutôt, sans doute, de la fragilité financière et technologique qui motive cette restructuration.

Longtemps, la liberté de la presse a été comprise comme son indépendance, par le pluralisme des positions qu’elle exprimait. Quatrième pouvoir, contre-pouvoir devenu anti-pouvoir (selon la formule de Giscard d’Estaing), la presse se devait d’échapper à tout contrôle. Hostile à l’immixtion du politique, suspicieuse à l’égard des grands groupes et de leurs menées, elle a cependant négligé de réfléchir aux conditions technologiques de son fonctionnement et de son indépendance.

En imposant une remise en cause des modèles économiques de la presse, en suscitant une mutation des pratiques sociales, le numérique interroge d’une autre façon cette liberté. Quelle liberté, d’ailleurs, quand le manque de moyens impose sans cesse l’urgence ? Pour qui, si l’information repose sur des logiciels de traitement ? Dans quel but, quand nous sommes chaque jour étourdis d’un bombardement de vérités minuscules ?

Historiquement, la presse est liée à notre conception de la démocratie. Elle n’accomplit pas seulement un service ni ne fournit un bien : elle participe au bien commun. Elle contribue à rendre le monde lisible, fait circuler une information fiable, certifiée, mise en forme.

A l’ère numérique, cette fonction n’est plus son seul apanage. Les enseignants ou les bibliothécaires se revendiquent tout autant professionnels de la recherche et du traitement de l’information, ou de la production de contenu. Quel sens y a-t-il même à parler de spécialistes quand tout prend forme d’information ? Que, pour certains, la réalité n’est qu’information ?

Peut-être  est-ce  ce sens-là que la presse a pour mission de soutenir l’espace public. Qu’elle n’est pas un lieu où l’on trouve l’information, mais une instance chargée de proposer celle-ci et de la mettre en débat. Une instance chargée, dans le flux de l’information, de discriminer ce qui peut faire sens et faire sens maintenant. C’est bien d’un rapport au temps dont la presse a été en charge. Développée pour brancher le flux du présent sur l’épaisseur du temps partagé, elle se devrait aussi de   rester libre par rapport au présent.

Plus exactement, elle devrait chercher la consistance de ce présent, se tenir à l’aguet de ce qui vient ou naît, s’y cherche, de la durée qui s’annonce dans l’éphémère. Elle devrait inviter à sortir d’elle, à aller plus loin qu’elle. Tout contrôle de la presse – politique, économique, idéologique et social – n’est-il pas d’ailleurs une façon d’écraser celle-ci sur le présent, d’en faire la simple chambre d’échos des forces à l’œuvre sans ménager de lieu extérieur à celles-ci ? Mais comment constituer encore des lieux de consistance dans une société devenue liquide, tenue par une addiction au temps réel, désorientée par une multitude de sources et de canaux?

Les firmes de hautes technologies développent, elles, une vision claire de la presse numérique et disposent de moyens sans commune mesure : le Washington Post a été racheté par Jeff Bezos pour 250 millions de dollars, une bouchée de pain par rapport aux 75 milliards de chiffre d’affaires d’Amazon. Elles possèdent une expérience facilement transférable du traitement des données numériques, de la gestion de l’expérience consommateur et de son individualisation toujours plus fine.

Cette conception, sans nul doute instructive pour toute réflexion portant sur la mise en forme de l’information, assume-t-elle cependant toute la vocation de la presse ? Est-il possible, alors, de développer de manière économiquement soutenable un autre modèle de médias numériques, plus libres dans leur rapport à la technique et au temps ? Un modèle répondant à un désir réel de qualité au sein de la population, dans lequel, par exemple, le journaliste se distinguerait par la consistance de sa production, par une vision et une signature ?

Florian Forestier

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