
Mathias Dufour, Président de #Leplusimportant nous parle du projet d’ordonnance sur la représentation des travailleurs indépendants
Le think-tank et action Lab #leplusimportant est allé au bout de sa recherche par l’action : nous vous parlions de son rapport sur les travailleurs des plateformes numériques en 2018 (lire notre article). En 2021, il propose un projet de loi au gouvernement sur la représentation des travailleurs indépendants. Mathias Dufour*, président de #Leplusimportant nous dit tout sur ce document qui peut faire évoluer notre droit du travail.
1. De quand date la prise de conscience du besoin de représentation des travailleurs indépendants ?
Le droit de représentation et de négociation collective des travailleurs constitue un pilier de notre droit du travail et de notre modèle social. Or il ne concerne que les salariés, alors qu’il ne devrait souffrir d’aucune exception.
Cela fait plus de 3 ans que #Leplusimportant alerte sur ce point.
Dans notre rapport de février 2018 sur le développement professionnel des travailleurs des plateformes, nous recommandions déjà l’introduction d’un droit de représentation et de négociation collective pour les travailleurs des plateformes. À ma connaissance nous étions les premiers à le faire.
En mai 2019 nous avons publié avec Sharers & Workers un livre, Désubériser, reprendre le contrôle, avec des propositions claires à ce sujet, puis une tribune dans Le Monde co-signée par de nombreux acteurs des plateformes, du numérique et des partenaires sociaux.
En juin 2019, à l’occasion du débat parlementaire sur la Loi d’orientation des mobilités, le député Aurélien Taché a déposé un amendement en ce sens, et le Gouvernement a finalement fait voter un amendement, devenu l’article 48 de la LOM, l’autorisant à mettre en place par ordonnance un mécanisme de représentation des travailleurs indépendants des plateformes .
C’est sur ce projet d’ordonnance que je viens de travailler avec mes 2 collègues de la Task force nommée par Élisabeth Borne : Bruno Mettling, expert en transformation numérique du travail, et Pauline Trequesser, fondatrice du collectif d’indépendants Cosme.
Nous venons de remettre nos propositions au Gouvernement, qui en disposera comme il le souhaitera.
2. Pouvez-vous nous parler de la commission Frouin et de la loi d’orientation sur la mobilité?
Le Gouvernement pensait que si le principe de la représentation s’imposait, la réflexion n’était pas assez mûre et demandait du temps de concertation avec les acteurs.
C’est pourquoi il a choisi de procéder par ordonnance plutôt que par une disposition créant directement un droit à la représentation.
C’était le sens de la Commission Frouin, mise en place en janvier 2020, pour mener une concertation et faire des propositions sur la représentation et le dialogue social au sein des plateformes numériques d’emploi. Or en mars 2020 la Cour de cassation a rendu une décision requalifiant un chauffeur Uber en salarié. Il s’agissait d’un cas très spécifique et qui ne concernait pas directement l’ensemble des chauffeurs d’Uber, mais il montrait bien qu’au-delà de la représentation c’est le modèle social des plateformes qui pose question.
La lettre de mission de la commission Frouin a donc été élargie, et celui-ci a rendu son rapport en décembre 2020.
Ce rapport contenait des propositions concrètes sur la représentation et le dialogue social, ainsi que sur le statut des travailleurs indépendants des plateformes numériques d’emploi.
Mais il restait à écrire l’ordonnance, sur la base d’une concertation avec les plateformes, les représentants des travailleurs et les partenaires sociaux, afin que le texte fasse l’objet d’un accord d’ensemble.
C’était l’objet de la mission qu’Élisabeth Borne nous a confiée.
3. Comment avez-vous réuni des acteurs qui par nature sont épars pour réfléchir à ce projet de loi?
Nous avons mené un intense travail de concertation : plus de 40 organisations auditionnées, 80 personnalités, plus de 50 heures d’auditions et d’échanges avec tous ces acteurs. C’est simple, nous avons écouté et discuté avec tous ceux qui ont demandé à être auditionnés.
Il y a eu 4 catégories d’acteurs : les plateformes elles-mêmes, les représentants des travailleurs, les partenaires sociaux (syndicats et patronat) et puis un certain nombre d’acteurs du numérique et d’experts.
Très vite, sur la base du rapport Frouin notamment, nous avons défini des lignes directrices pour le texte de l’ordonnance, que nous avons soumis à ces acteurs, puis ajusté et peaufiné en fonction de leurs retours.
Je crois pouvoir dire qu’une dynamique collective de discussion se met en place, même si elle reste encore fragile du fait d’un historique de relations parfois tendues.
Il faut souligner que les plateformes, les collectifs de travailleurs et les partenaires sociaux ont fait beaucoup de chemin ces derniers mois, ce qui nous a permis de proposer un texte qui sans faire l’unanimité ne suscite à ce stade pas d’opposition majeure.
4. Pourquoi se concentrer sur les VTC et livreurs à vélo?
Tout simplement car nous étions tenus par le texte de l’habilitation !
Légiférer par ordonnance revient à transmettre le pouvoir législatif du Parlement au Gouvernement. C’est donc une procédure exceptionnelle, très encadrée et on ne peut pas aller au-delà du périmètre défini par le Parlement lui-même. Or cette habilitation ne portait que sur les travailleurs indépendants des plateformes qui fixent les prix et les services.
Dans les faits, ce sont les plateformes de VTC et de livreurs qui sont concernés. C’est aussi simple que cela.
En revanche du fait du mouvement de “plateformisation de l’économie” il n’est pas impossible qu’à l’avenir d’autres secteurs soient concernés, notamment dans les services à la personne. C’est pourquoi notre texte laisse la porte ouverte à une extension à d’autres secteurs. Mais nous n’en sommes pas là et de toute façon cette extension ne sera pas automatique et devra faire l’objet de nombreuses discussions. Notamment le dialogue social suppose déjà une certaine maturité des acteurs, côté plateformes et côté travailleurs indépendants, que de fait nous avons pu observer pour les plateformes de VTC et de livreurs.
5. Comment créer de la représentation chez une population qui n’a pas (encore) de culture syndicale? Qui est isolée? et plus fragile ?
C’est une très bonne question, car justement un des problèmes posés par les plateformes c’est l’isolement des travailleurs, qui n’ont qu’une relation bilatérale avec la plateforme, sans former un “corps” de travailleurs comme cela peut être le cas dans le monde salarié.
La réponse à votre question est venue du terrain. Chez les VTC comme chez les livreurs des collectifs se sont montés au fil du temps, et ont acquis une légitimité de fait. Certains syndicats se sont aussi investis sur le sujet. Au total, il nous semble aujourd’hui que les acteurs sont prêts pour qu’il y ait une représentation formelle.
D’autant que le fait d’avoir des élections, des représentants, de la négociation collective, va aussi non seulement renforcer la légitimité des acteurs, mais aussi renforcer leur expérience et leur maturité. C’est un cercle vertueux.
J’irais même plus loin : notre première priorité était justement de faire émerger des représentants légitimes des travailleurs. D’où le choix de l’élection, qui est la meilleure source de légitimité. D’où aussi le choix de permettre au plus grand nombre de travailleurs de voter, et celui d’ouvrir la représentation à la fois aux collectifs issus du terrain et aux syndicats traditionnels. Aux travailleurs ensuite de choisir qui les représentera le mieux !
6. Si les sièges des entreprises sont à l’étranger, comment cela va-t-il marcher?
La loi française s’impose, je ne crois pas que ce soit un souci.
7. Quelle temporalité pour ce projet de loi?
L’ordonnance sera déposée au plus tard le 24 avril (c’est une date limite fixée par le Parlement). Elle sera applicable tout de suite. Après il est possible qu’il y ait besoin de compléments législatifs qui interviendront un peu plus tard. En tout cas, l’objectif est que des élections soient organisées au printemps 2020 et que le dialogue social puisse se mettre en place dans les mois qui suivront. Il y a en effet urgence à agir. Non seulement les travailleurs indépendants des plateformes attendent depuis trop longtemps un rééquilibrage de la relation avec les plateformes. Mais avec l’idée d’introduire du dialogue social, c’est aussi justement que ce dialogue fasse émerger de nouveaux droits pour les travailleurs. Notre conviction profonde c’est que la nouvelle économie ne pourra se développer que si elle incarne aussi un modèle social juste.
*Mathias Dufour est président de #Leplusimportant, think et action lab qui se mobilise pour redonner du pouvoir d’agir à chacun et promouvoir une économie plus inclusive.
Le think tank inspire et partage des solutions concrètes pour relever les défis sociaux de l’économie numérique. L’Action lab accompagne en pro bono des acteurs de l’ESS pour démultiplier par leur impact social.
visuel: présentation du projet par la Taskforce à la Ministre du Travail (c) DR