Actu
L’interview confinée du duo Brognon Rollin : «aujourd’hui le temps suspendu est devenu la norme»

L’interview confinée du duo Brognon Rollin : «aujourd’hui le temps suspendu est devenu la norme»

23 April 2020 | PAR Laetitia Larralde

Les artistes Stéphanie Rollin et David Brognon se sont prêtés au jeu de l’interview confinée. Avec leur première exposition monographique L’avant-dernière version de la réalité, traitant notamment de l’enfermement et de la perception du temps (voir notre article), actuellement confinée dans les murs du MAC VAL, la période a pour eux des échos particuliers.

A savoir sur le duo :
David : Stéphanie et moi ne sommes pas confinés ensemble. Elle est dans le 10 ème et moi dans le 17 ème arrondissement de Paris. Nous ne travaillons jamais en atelier et nous sommes connectés 24/24H, même à distance.
Stéphanie : Dans la vie, David est pragmatique et optimiste, alors que je suis angoissée et mélancolique. Pendant le confinement ces qualités et ces défauts sont exacerbés.

Comment allez-vous ?
S : Je ne sais pas si je vais bien. Il m’arrive de trouver cette situation tout à fait normale, de travailler tranquillement et de soudain ressentir une énorme angoisse qui se répand dans toute l’atmosphère. Comme si un détraqueur venu de la prison d’Azkaban était entré chez moi.

Est-ce que vous sortez encore un peu ou bien êtes-vous totalement enfermés?
D et S : Nous sommes enfermés, mais nous avons les clés. Nous ne pouvons pas nous comparer à des prisonniers, comme certains le font.

L’enfermement est l’un des thèmes centraux de votre travail. Comment cette période résonne-t-elle en vous ?
D et S : Nous travaillons sur le temps suspendu, le contrôle, l’enfermement et l’attente. Nous débusquons des situations et des moments habituellement marginaux, mais aujourd’hui le temps suspendu est devenu la norme, et la « normalité » est devenue marginale. Concrètement, le temps s’est arrêté pour la plupart des gens, seule une partie de la population nous permet de « continuer à vivre », ce sont eux les nouveaux marginaux. C’est dans cette inversion que l’on doit chercher et c’est perturbant de devoir se reprogrammer à ce point. Comme si la terre entière était devenue une exposition de Brognon Rollin, une Avant-dernière version de la réalité qui aurait débordé pour se répandre dans le réel.

Le rapport au temps est également l’un de vos sujets de prédilection. Le temps confiné s’est-il distordu ?
D : Je n’essaye pas de combattre la distorsion du temps. J’ai appris, grâce à notre travail, à nos rencontres avec des détenus par exemple, qu’il faut s’adapter à cette nouvelle temporalité. C’est une réalité inconnue dans laquelle on invente des nouvelles routines et où il faut épouser le temps suspendu plutôt que le subir. L’acclimatation rapide de tous à cette nouvelle norme est très surprenante pour nous.

Les œuvres de votre exposition au MAC VAL sont elles aussi confinées. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
S : Elles sont confinées, mais résonnent d’autant plus dans la ville. Une exposition sur le temps suspendu dans un temps suspendu, c’est une mise en abîme phénoménale que nous ne pouvions pas imaginer en la concevant !
D : Je suis assez mélancolique quand je pense à cette exposition. L’expérience du temps, de la durée qui traverse toutes les œuvres de l’exposition résonnent doublement maintenant, mais dans un lieu vide. Je pense beaucoup au personnel de sécurité qui surveille un musée sans visiteurs, eux-mêmes enfermés dans l’attente.
S : 8 M2 Loneliness est une horloge dont les aiguilles se figent a? l’entrée des visiteurs et rattrapent le cours du temps, une fois la solitude retrouvée. Cette horloge est seule depuis le 16 mars au MAC VAL, elle ne s’est sans doute jamais arrêtée. A moins qu’un gardien du musée ne se soit approché d’elle.
D : Je pense également à la poursuite lumineuse qui archive les déplacements de Sophia, une femme en liberté surveillée munie un bracelet électronique (d’autant plus à la lumière du débat actuel sur le traçage des porteurs du Covid via leur smartphone). Je me dis parfois que cette exposition et son titre sont arrivés de manière un peu « prophétique » dans le paysage des expositions actuelles.

Comment votre pratique vous aide t’elle en ce moment ? Quels projets ont été repoussés ? A quand ?
S : Je ne pense pas, malheureusement, que notre pratique artistique puisse nous aider en ce moment, mais, cette situation hors du commun nous aidera à affiner plusieurs des sujets que nous traitons.
L’exposition au MAC VAL est restée ouverte une seule semaine avant le confinement, mais sera très certainement prolongée de plusieurs mois. L’exposition collective à laquelle nous participons Signal – Espace(s) Reciproque(s) à la Friche La Belle de Mai à Marseille, a eu moins de chance, fermée le jour du vernissage, mais sera prolongée jusqu’au 25 octobre. Notre performance Mr Gladstone’s Red Right Hand au Centre Wallonie Bruxelles à Paris est reportée à une date inconnue.
La seule chose certaine actuellement est l’impression imminente de notre première monographie, un ouvrage sublime, coédité par le MAC VAL et le BPS22 à Charleroi, Belgique.
Nous en sommes très fiers.

Pour passer à des sujets plus légers, quel est le défaut qui s’est révélé dans les premiers jours du confinement ?
D : Que je ne suis pas près d’arrêter la cigarette…

La chose la plus incongrue que vous ayez faite pour vous occuper ?
D et S : Nous achetons sur des sites d’enchères et de seconde main des pages uniques de calendriers périmés. Le simple fait que des gens vendent des jours déjà passés est absolument fascinant.

L’activité que vous avez découverte ?
S : Je vis au RDC, et j’ai appris les horaires exacts de l’entrée du soleil par chaque fenêtre de l’appartement afin d’attraper quelques rayons. Cela renvoie inexorablement à une œuvre vidéo présente dans l’exposition : The Most Beautiful Attempt. Un jeune garçon déplace, au gré du mouvement des rayons du soleil, des amas de sel posés au sol, tentant de les maintenir dans le rai de lumière et de les arracher à l’ombre. Son geste évoque le fonctionnement d’un cadran solaire.
J’ai l’impression d’avoir fusionné à distance avec des pièces de l’expo.

Quels sont vos espoirs et envies pour l’après confinement ?
D et S : La résilience ! Que le monde se réveille différent et que nous ayons collectivement l’envie, la possibilité, l’énergie et l’intelligence de repenser nos certitudes et de modifier notre trajectoire, au vu de ce que nous venons de vivre, une avant-dernière version d’une réalité bien sombre.

visuel : ©Dirty Monitor

En quarantaine sensuelle avec Le Verrou : “Si le corps est prison”, d’Eric Abel (1/2)
Un dernier cliché de Peter Beard
Avatar photo
Laetitia Larralde
Architecte d'intérieur de formation, auteure de bande dessinée (Tambour battant, le Cri du Magouillat...)et fan absolue du Japon. Certains disent qu'un jour, je resterai là-bas... J'écris sur la bande dessinée, les expositions, et tout ce qui a trait au Japon. www.instagram.com/laetitiaillustration/

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration