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L’interview confinée de Luis Torreao, sur son projet “Gestez chez vous” : “Même si on est chacun de son côté, on va faire quelque chose ensemble”

L’interview confinée de Luis Torreao, sur son projet “Gestez chez vous” : “Même si on est chacun de son côté, on va faire quelque chose ensemble”

15 April 2020 | PAR Julia Wahl

A la rédaction, une idée a surgi dans les boucles de mails : faire parler des artistes, leur demander « comment ça va ? » et comment ils vivent leur confinement, ce que cela provoque en eux. Aujourd’hui, nous interrogeons l’acteur, mime et metteur en scène Luis Torreao, qui a monté depuis une semaine, avec sa Compagnie Hippocampe et le Théâtre Victor Hugo-Scènes des Arts du Geste de Bagneux, un projet de spectacle participatif, Gestez chez vous (voir ici).

Comment ça va ?

Ça ne va pas tout le temps. Je me suis surpris quelquefois à être dans des états émotionnels très forts,  je me suis surpris à pleurer deux ou trois fois. Mais je suis quelqu’un qui est habitué à la solitude : je vis tout seul et il m’arrive souvent de rentrer le vendredi soir à la maison et de ne ressortir que le lundi après-midi. Je dirais que, quand ce n’est pas imposé, ce temps-là est nécessaire quand on est artiste. C’est des moments où on arrive à se débarrasser des choses urgentes et où on peut passer un bout de temps à regarder le plafond ou la fenêtre. C’est là que les choses qu’on est en train de digérer sortent. Donc, pour moi, rester confiné est une habitude. Simplement, en général, le confinement dure trois jours (rires). C’est l’une des raisons pour lesquelles le projet est né : le besoin de continuer à communiquer avec les gens.

Comment gérez-vous ces moments où vous êtes débordé par des émotions un peu trop fortes ?

Ma réaction est de me lancer dans la production. Je suis quelqu’un qui produit tout le temps. On a une compagnie, mais aussi une école, on a créé un festival de mimes qui a lieu tous les ans à l’IVT [International Visual Theatre, théâtre dirigé par la comédienne Emmanuelle Laborit, qui propose des spectacles accessibles aux sourds, soit parce qu’ils sont sans texte, soit parce qu’ils sont doublés en langue des signes]. Je suis donc quelqu’un qui produit beaucoup tout le temps et je pense que ma réponse est là.

Si je comprends bien, votre idée de projet participatif Gestez chez vous est né de votre besoin de vous reconnecter avec des gens ?

Cela s’inscrit dans le besoin de me reconnecter avec les gens mais aussi de mettre les gens en rapport. Ce qui est important, c’est que les gens aient des relations les uns avec les autres. L’une des motivations du projet, c’est l’idée que, même si on est chacun de son côté, on va faire quelque chose ensemble.

Est-ce que vous pouvez nous présenter plus précisément ce projet ?

Ce dispositif a son origine dans notre façon de créer à la compagnie Hippocampe. C’est une compagnie très attachée à la notion d’art du geste. À Paris, Hippocampe a une école du mime et d’arts du geste, où on travaille entre autres le théâtre et la danse, le théâtre burlesque, le mime corporel… Pendant toute l’année, on organise des formations et, dans ces cours, on a des protocoles de création. C’est donc une façon de partager cela avec le plus grand nombre, une façon de donner aux gens l’opportunité de s’approcher d’un domaine du théâtre qui n’est pas très connu. C’est aussi donner aux gens la possibilité d’exprimer quelque chose qu’on est en train de couver. Nous sommes confinés, nos émotions sont confinées aussi. Le geste est l’expression de cette chose qu’on couve à l’intérieur. Ce qui est intéressant, c’est que, au bout d’une semaine, on a déjà vingt-trois projets et, ce que l’on voit, c’est l’absolue singularité de chacun qui s’exprime malgré une contrainte commune.

Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste exactement ce protocole ?

C’est très simple : on propose aux gens d’explorer deux idées, l’idée de l’improductivité et l’idée de la joie. Les gens vont choisir cinq positions, dont trois ou quatre pour représenter l’improductivité (ça peut être l’ennui, ça peut être aussi la contemplation…) et, d’un autre côté, une image de la joie. Quand on a trouvé ces cinq positions, on va passer de l’une à l’autre lentement, en changeant un mouvement. On fait ce parcours une fois et, par la suite, on va repasser par ce schéma en appliquant des variations. Ce sont des procédés qui viennent de l’art du mime et du geste, qui vont être par exemple l’articulation d’une partie du corps, des immobilités, des ralentissements, des accélérations… Du coup, chacun apporte un choix personnel dans les positions. Ce qui est intéressant, c’est que la façon de transformer le mouvement va être unique d’une personne à l’autre. C’est un procédé très simple, accessible à chacun.

Vous avez choisi comme thème l’improductivité et la joie ; est-ce que vous pouvez nous expliquer pourquoi ?

Le thème de l’improductivité est inspiré par ce que l’on vit tous en ce moment, l’idée d’être à la maison et de ne pas savoir quoi faire ou de ne rien faire. Pour la joie, c’est la délivrance, comment on projette la joie d’être libéré. J’ai regardé des photos de la Libération, après la guerre ; c’est très beau de voir la joie des gens dans la rue à ce moment-là, joie dont on est actuellement privé, mais à laquelle on aspire.

Quels sont vos projets à venir ?

Nous avons créé un spectacle l’année dernière, qui s’appelle Si tu n’étais pas de marbre, qui est un spectacle d’art du geste inspiré par les sculptures de Camille Claudel et Rodin [personnages déjà explorés par la compagnie en 2010 dans La Chambre de Camille]. On a travaillé sur l’idée d’une Camille Claudel qui revient, non pas régler ses comptes, mais changer le cours de son histoire. C’est un spectacle chorégraphique qu’on a commencé à jouer en 2019 et qu’on espère pouvoir jouer encore. On a aussi une forme hors les murs, in situ, pour laquelle on a plusieurs dates, dont certaines au mois de juin (rires). C’est la forme courte de ce spectacle, que l’on peut jouer à l’extérieur. On va la jouer, j’espère, dans des festivals, au moins à partir de septembre. Sinon, on a un autre projet qui me tient très à cœur, qu’on a commencé il y a trois ans, qu’on devrait pouvoir finaliser d’ici un an et demi. Il n’a pas de nom définitif, mais c’est une étude sur la peur. Pour l’instant, ça s’appelle Freak me. On a exploré déjà plusieurs scènes et créé quelques formes courtes à partir de cette recherche sur la peur.

Y a-t-il des points que nous n’avons pas encore évoqués que vous souhaiteriez aborder ?

Quelque chose d’important pour nous, c’est le fait que, depuis quelque temps, il y a un vrai renouveau dans les arts du geste. Quand on parle du mime, on a souvent une idée ancienne, mais les compagnies de mime et d’art du geste ont une approche tout à fait contemporaine. Elles font preuve d’un grand dynamisme et d’une grande créativité. C’est un domaine encore peu connu, mais qui mérite de l’être.

Visuel : © Gilles Dantzer

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Julia Wahl
Passionnée de cinéma et de théâtre depuis toujours, Julia Wahl est critique pour les magazines Format court et Toute la culture. Elle parcourt volontiers la France à la recherche de pépites insoupçonnées et, quand il lui reste un peu de temps, lit et écrit des romans aux personnages improbables. Photo : Marie-Pauline Mollaret

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