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[Interview] Grégoire Jakhian,  représentant de la communauté arménienne de Belgique et Hira Kaynar, doctorante en sociologie

[Interview] Grégoire Jakhian, représentant de la communauté arménienne de Belgique et Hira Kaynar, doctorante en sociologie

24 April 2015 | PAR Simon Théodore

Le 24 avril 2015 marque le centenaire du génocide arménien. À travers ce dossier, Toute la Culture commémore ce tragique événement. Nous nous sommes, donc, entretenu avec Grégoire Jakhian, président de l’assemblée des représentants de la communauté arménienne de Belgique. et Hira Kaynar, doctorante en sociologie, travaillant sur la construction mémorielle du génocide des Arméniens de France et de Turquie.

Quels sont les grands moments de la prise de conscience du génocide et pourquoi avoir choisi la date du 24 avril ?

Grégoire Jakhian : La date du 24 avril n’a pas été choisie. Elle est imposée par l’histoire et les faits brutaux. Le 24 avril 1915, le gouvernement ottoman a procédé à la rafle et à l’arrestation de plusieurs centaines d’intellectuels, d’artistes et de dirigeants communautaires arméniens à Constantinople (devenue Istanbul) et dans diverses villes de province. La plupart des personnes arrêtées ont été tuées. La communauté arménienne a perdu, en 24 heures, ses dirigeants et ses porte-paroles. Ce fut la première scène du premier acte de la tragédie du génocide arménien. Le gouvernement ottoman pouvait ainsi mettre en œuvre, plus aisément, son plan d’éliminer intentionnellement la population arménienne.

La prise de conscience du génocide fut immédiate. Dès le 24 avril 1915, les Arméniens comprirent que leurs espoirs de continuer à vivre au sein de l’Empire ottoman furent trompés.

Il a fallu attendre les années 1970 et 1980 pour que les Arméniens puissent trouver la force de mettre une parole et un cri sur leurs plaies, physiques encore pour certains, et morales, pour tous.

Hira Kaynar : Dans mes recherches, j’ai constaté qu’une véritable et nouvelle prise de conscience se réalise vers l’âge de 20-25 ans, chez les Arméniens de Turquie. Jusque ici, elle était couverte par le silence de leurs parents. Pendant leur seconde socialisation, l’Arménien s’oriente vers la découverte de la propre histoire de sa famille et de son people.

Quel est le poids du refus turc dans la non-reconnaissance du génocide ? Qui sont les principaux acteurs ?

G.J. : Ce poids est écrasant.

La Turquie a longtemps joué de son importance stratégique (seul pays de l’OTAN à avoir une frontière avec l’ex-URSS) pour dissuader les puissances occidentales d’évoquer le génocide et de le reconnaître. Seuls le gouvernement turc et les historiens turcs inféodés à la pensée unique nationaliste turque persistent dans le déni de génocide. Ils se livrent à un négationnisme obstiné alors que tous les historiens s’accordent à reconnaître l’existence du génocide. Le Mémorial de la Shoah l’a d’ailleurs reconnu.

H.K. : Le génocide s’est réalisé afin de créer une nouvelle nation autour de la turcité et de l’Islam, tous ceux qui ne sont ni Turc ni musulman étaient une menace pour la république à construire. Il fallait donc les détruire. La population arménienne était de 7% en 1914 alors que de 0,5% en 1927. La constitution de la Turquie se base sur cette destruction : accepter le génocide revient à accepter que les fondateurs de l’Etat étaient des assassins. Dans l’opinion publique, cela reste un point traumatique à accepter et les principaux dirigeants des partis politiques actuels sont loin de le reconnaître, sauf le parti HDP.

Comment la population turque se positionne par rapport à leur gouvernement ?

G.J. : Au sein de la communauté turque en Belgique et surtout en Allemagne des voix s’élèvent pour reconnaître le génocide.

En Turquie, l’intelligentsia indépendante, au sein des universités et du monde artistique, reconnait le génocide. Il y a quelques années, une pétition fort courageuse et encourageante a ainsi été signée par plusieurs dizaines de milliers de Turcs, tendant ainsi une main humaniste vers les Arméniens. Il convient de relever le courage exceptionnel, presque inhumain, de certains Turcs comme Orhan Pamuk –prix Nobel de littérature -, Hrant Dink – journaliste turc d’origine arménienne assassiné – , Taner Akçam – premier universitaire turc qui a écrit publiquement sur la genèse et le déroulement du génocide arménien – et Hasan Cemal – petit-fils d’un des trois ordonnateurs du génocide, qui ont publiquement reconnu le génocide, certains au péril de leur liberté et de leur vie.

Ils sont toutefois l’exception, tant l’endoctrinement négationniste est profond. Ainsi, la sociologue turque, Pinar Selek, qui a dû s’exiler en France, rapporte dans son dernier livre comment elle a dû écrire une dissertation, à l’école, intitulée “Le génocide arménien est une imposture” et comment toute sa classe a rivalisé de ferveur pour soutenir cette thèse… Plusieurs générations d’élèves et d’étudiants turcs sont ainsi abreuvés de mensonges et de dogmes qui ne sont confirmés que par la doxa turque. Ce qui rend donc le courage de certains Turcs exceptionnels dans un tel environnement construit sur un mensonge et sur la pression sociale.

H.K. : La population turque,  en général,  vit une certaine amnésie volontaire…

Comment les décisions politiques des différents gouvernements influent-elles sur la réflexion intellectuelle de ce génocide ?

G.J.: Le négationnisme d’Etat de la Turquie ne décourage aucunement les chercheurs internationaux, les hommes de bonne volonté turcs et les communautés arméniennes. La reconnaissance de l’histoire est en mouvement. Le négationnisme, malgré ses proportions outrancières, reste sans effet sur la pertinence et le bien-fondé des analyses historiques qui se poursuivent afin de confondre avec plus d’éclat encore l’inanité des thèses négationnistes. Les historiens ont ainsi pu confirmer et renforcer l’évidence de leurs démonstrations sur la base des archives allemandes et vaticanes nouvellement disponibles.

H.K. : Aucun gouvernement turc n’a accepté le génocide. L’an dernier Tayyip Erdogan, alors qu’il était le premier ministre (maintenant le président) a fait une déclaration. N’acceptant toujours pas le génocide, il a traité les événements de 1915 comme des événements tristes vécus réciproquement entre les Turcs et les Arméniens. De plus, les recherches académiques sur le génocide ne sont jamais très bien accueillies, il faut faire face à  plusieurs obstacles étatiques (rejet du sujet par le comité d’université, les archives fermées etc)

Quel est le poids du génocide dans la production culturelle, artistique arménienne ?

G.J. : L’espace et la réflexion manquent face à l’ampleur de cette question qui me fait penser à Ai Weiwei : « You need a purpose to express yourself, but that expression is its own purpose ».

Ce poids est réel et sans doute trop présent. Anish Kapoor écrit que c’est le constat suivant, de Bataille, qui a fondé son œuvre : « L’art est né d’une blessure qui ne guérit pas ». La blessure génocidaire est béante, purulente chez certains. Rares sont les artistes arméniens qui n’ont, à aucun moment, évoqué le génocide, même indirectement. La littérature, le cinéma et la musique d’origine arménienne de la diaspora traitent souvent du génocide.

L’artiste le plus connu est, sans doute, Arshile Gorky qui a survécu aux massacres et dont l’une des toiles les plus connues le représente aux côtés de sa mère morte de faim en 1919. Il a enseigné aux Etats-Unis et fut l’un des piliers de l’expressionnisme abstrait américain.

La trace du génocide est vivace en raison de l’injustice subie et de son prolongement mortifère qu’est le négationnisme. L’art, à défaut de ressources ou de talents en politique –à savoir dans la cité -, permet d’exprimer une souffrance, une colère, une frustration ou une faim de justice et d’humanité. Mais un Arménien qui utiliserait ou prétendrait utiliser l’art pour diaboliser les Turcs, c’est-à-dire l’Autre, ne mérite pas le privilège du statut d’artiste. Au lieu d’éclairer et d’illuminer, il nierait les valeurs universelles de tolérance et d’ouverture qui ont tant traversé l’histoire et la culture arméniennes. L’architecture arménienne est originale mais inspirée par les courants arabes, persans et ottomans.

Le poids du génocide est inégalement réparti.

Le génocide a été culturel. Les écoles et les églises ont été détruites et abandonnées. La langue arménienne n’a presque pas droit de cité en Turquie. Elle est restée vivante en diaspora.

Beaucoup d’artistes d’origine arménienne empruntent une voie proustienne et recherchent le temps et les âmes perdus. Cette quête est alourdie par un réflexe de transmission et de survie. Cette transmission a été abondamment étudiée par les psychanalystes spécialisés dans les traumatismes trans-générationnels dont l’amplitude s’accroît avec l’absence de reconnaissance et de sépultures. De nombreux artistes travaillent sur la trace effacée. La reconstruction anime aussi certains artistes pour recréer un univers perdu ou volé. Je songe ici à René Char : « Le fruit est aveugle. C’est l’arbre qui voit ».

Je ne peux exclure qu’un sentiment de culpabilité (celle du descendant du survivant) illustre la pensée esthétique chinoise rapportée par Simon Leys : « La qualité esthétique de l’œuvre d’art reflète la qualité éthique de son auteur ». Cette pensée me fait, à son tour, songer à Maurizio Catellan qui a reconnu que son art servait à lui donner une dignité. En l’espèce, la dignité des Arméniens a été bafouée dans son essence même et reste meurtrie par le négationnisme. La quête consciente ou inconsciente de justice ou le poids de l’injustice vécue comme un viol nié pourraient, par ailleurs, conduire l’artiste d’origine arménienne soit à l’exemplarité, soit à l’iconoclasme.

Tous les artistes arméniens ne restituent pas le « tumulte effarant » – pour reprendre l’expression de Dubuffet – du génocide mais parfois ses seuls embruns atomisés. Didi-Huberman a fort bien écrit sur le développement de l’art du désastre en écho aux génocides pour faire face au « gigantesque marché de l’indifférence » de l’art qu’il qualifie de “main stream“.

H.K. : « Le présentisme » que François Hartog mentionne peut nous aider à voir cette question autour de la perception du temps. Pour les Arméniens, 1915 reste bien sûr un point traumatique qui définit leur mémoire. Par contre, il serait bien simpliste de parler de cette mémoire comme déclencheur de toutes actions et préoccupations actuelles.

Ce poids varie t-il dans la mémoire des différentes diasporas à travers le monde ?

G.J. : Oui. Certains Arméniens n’ont pas souffert du génocide car ils échappaient, au moment des faits, à la tutelle de l’Empire ottoman ( par exemple la communauté arménienne de Grèce, une partie de la population arménienne qui est située dans l’actuelle République d’Arménie). Leur approche émotionnelle et artistique s’en trouve modifiée. Le même phénomène se produit également, toute proportion gardée, dans la production artistique et culturelle de la communauté juive sépharade qui a échappé à la tutelle allemande et qui n’a pas exactement le même rapport avec la Shoah que les populations juives d’Europe victimes de la Shoah. A cet égard, l’exemple du philosophe Jankelevitch est frappant : tout grand philosophe qu’il fût, il refusait de lire et d’étudier la philosophie allemande… A l’inverse, Daniel Barenboïm a eu le courage de jouer Wagner en Israël. J’ai ainsi été très ému de recevoir, d’une amie turque, un CD d’un pianiste turc interprétant des œuvres de Komitas, un grand musicien arménien.

H.K. : Comme je travaille sur les Arméniens de France et de Turquie, je ne serais pas capable de parler des différentes diasporas à travers le monde. Par contre, je veux juste souligner que la perception du passé, qui prend forme par rapport et en fonction du présent et du futur, varie brutalement chez les Arméniens de Turquie et de France. En Turquie, la négation du génocide, les politiques répressives de la Turquie envers les Arméniens, les discriminations étatiques et sociales pèsent beaucoup. Alors qu’en France, la « terre d’accueil », une différente vision du passé trouve sa construction. Plusieurs autres dynamiques pèsent avec des « stratégies d’assimilation » pour pouvoir vivre en paix et tranquillité. D’un coté, nous avons la mémoire interdite (en Turquie) et de l’autre une mémoire pour s’échapper. Je reviens à la prise de conscience du génocide. Chez les jeunes, le phénomène est remarquable dans les deux pays. Ce sont d’autres sources de motivations mais toujours le même but : connaître son histoire, retrouver ses ancêtres…

Quel est l’impact de la production artistique dans la reconnaissance du génocide ?

G.J. : L’impact reste marginal et symbolique. Des artistes d’origine arménienne, mondialement connus, y contribuent probablement comme Aznavour, le réalisateur Atom Egoyan, le groupe de rock System of the Down dont la tournée (Forest National a été sold out en moins de huit minutes pour leur concert du 16 avril dernier) s’intitule Wake up the Souls pour sensibiliser son public à la nécessité de reconnaître le génocide arménien.

Je ne pense pas que l’art doit être militant ou porter un drapeau national. Le prétendu art nazi ou soviétique en sont les exemples malheureux. Sans verser dans la tentation de l’art pour l’art, il y a un espace intermédiaire, fertile et cultivable. La question n’est pas nouvelle. Proust, Philippe Roth ou Chagall auraient-ils produit une oeuvre autre s’il n’avaient pas été juifs ? J’en suis convaincu. Mais ma conviction n’engage que moi.

Une création de Sarkis ou une photographie d’Ara Guler, tous deux d’origine arménienne et de nationalité turque, par leur qualité exceptionnelle, contribuent au patrimoine culturel universel et donc, alimentent l’humanisme qui lui-même encouragera les hommes de bonne volonté. Ils vont bien au-delà du pré carré de la culture arménienne ou turque. La reconnaissance du génocide n’est que l’accessoire d’un principal qui est l’humanisme que l’art et la culture éclairent.

Sans entrer dans le débat de l’opposition entre la culture et la nature remis à l’ordre du jour en 2015 par Michel Onfray, la défense de la culture, la lutte contre l’antisémitisme, le nationalisme et le négationnisme sont nos meilleures sentinelles contre la barbarie. Le dépit meurtri de Stefan Zweig, face à l’autodafé de sa bibliothèque par les Nazis, en est un témoignage émouvant. Orhan Pamuk, prix Nobel turc de littérature, a été poursuivi par les autorités turques pour avoir publiquement parlé du génocide arménien… Quelques décennies avant lui, Vaclav Havel était emprisonné pour avoir défendu les valeurs des Lumières. Ces deux écrivains appartiennent aux humanistes et éveillent les consciences en étant, pour reprendre Thomas Mann, moraux. Un artiste arménien n’a pas plus de légitimité qu’un autre pour traiter du génocide arménien.

Quelles sont les œuvres artistiques et culturelles phares et existe-t-il un dialogue entre les artistes turques et arméniens ?

G.J. : Parmi les contemporains, je pense principalement à Sarkis et à Ara Guler précités. Ils ont un passeport turc. Ils sont d’origine arménienne. Leur œuvre est universelle. En Belgique, comment ne pas mentionner la Fondation Boghossian qui s’efforce, principalement dans les murs de la Villa Empain à Bruxelles, de jeter un pont artistique entre l’Orient et l’Occident et donc entre les artistes turcs et arméniens. A Lisbonne, la Fondation Gulbenkian contribue à la défense de l’art par la richesse de ses collections en général et son souci de soutenir la culture arménienne en particulier. Comment ne pas évoquer Tulin Ozdemir, cinéaste belge d’origine turque qui, avec son film « Au-delà l’Ararat », parle en nuance de la femme, du déracinement, de la transmission, de la trace pierreuse du temps et des ombres des victimes du génocide arménien. Comment ne pas évoquer Turi et Natalie Finocchiaro, cinéastes belges, qui ont mis avec synesthésie des notes de musique liturgique arménienne sur le souvenir du pays anatolien des morts dans leur film « Singing in Exile – Choeurs en exil » qui sera projeté le 22 mai à Bozar.

La musique semble toutefois la plus propice aux rapprochements culturels. De nombreux concerts sont donnés par des artistes d’origine turque et arménienne. Avec peu de moyens mais avec spontanéité, ils tentent de suivre l’exemple du West-Eastern Divan Orchestra.

Visuel : (c) Grégoire Jakhian / (c) Hira Kaynar

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