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Hommage à Étienne Tassin – Un passeur disparaît

Hommage à Étienne Tassin – Un passeur disparaît

08 January 2018 | PAR La Rédaction

Ce dimanche à Paris, Étienne Tassin est mort des suites d’un accident, circonstance révoltante et totalement inattendue. Cette disparition extraordinairement soudaine nous laisse démunis, car elle nous prive de l’un des meilleurs passeurs de la tradition de la philosophie politique en France. Au-delà des cercles spécialisés de la pensée politique, beaucoup ne le connaissaient sans doute pas, mais chacun sait que la valeur d’un enseignant et d’un chercheur ne se mesure pas à sa célébrité.

Spécialiste de l’œuvre de Hannah Arendt, Étienne Tassin lui avait consacré sa thèse de doctorat, dont une version remaniée avait paru chez Payot en 1999, dans la célèbre collection de Miguel Abensour, sous ce beau titre : Le trésor perdu (devenu introuvable, ce texte a bien heureusement été réédité chez Klincksieck l’année passée). Avec quelques autres, il aura contribué de manière décisive à la réinterprétation de la pensée politique de Hannah Arendt dans le monde francophone, alors qu’elle était encore à peu près unilatéralement assimilée à la pensée conservatrice. En montrant l’importance que la notion de l’action acquiert chez elle dans son projet de fonder une autre pensée politique, Étienne Tassin a écrit l’un des ouvrages fondamentaux sur la pensée de Hannah Arendt. Pour quiconque s’y intéresse, Le trésor perdu est désormais devenu incontournable. Il devait d’ailleurs cette année publier un nouveau livre, résolument arendtien une fois de plus, sur les raisons de l’action politique. Souhaitons que son décès subit ne compromettra pas cette parution.

D’un point de vue très personnel, c’est un peu dans le rôle du suiveur que j’ai abordé les textes d’Étienne Tassin, avant de le rencontrer en personne. Mon intérêt pour Arendt m’avait rapidement conduit au Trésor perdu, ainsi qu’aux autres textes qu’il lui a consacrés. Puis c’est sa proximité avec Miguel Abensour, disparu l’an passé et dont il a longtemps été le collègue à l’Université Paris 7, qui m’a intéressée. D’une certaine manière, on peut considérer qu’Étienne Tassin continuait son travail, autour d’une même galaxie de penseurs et de philosophes, et, surtout, d’une même conception de l’activité de pensée politique : ni vérité éternelle, ni glose infinie des textes du passé, mais à la fois reconstruction de sens (au pluriel) dans l’histoire et appel à l’action dans le présent. Ce n’est pas un hasard qu’avec de telles positions, Étienne Tassin ait tôt rencontré Hannah Arendt dans ses recherches. Ça ne l’est pas davantage qu’il se soit également intéressé à Maurice Merleau-Ponty, sur lequel il a dirigé un volume avec Marc Richir (Merleau-Ponty : phénoménologie et expériences, Jérôme Millon, 1992).

Merleau-Ponty, le mal-aimé de la pensée politique française de l’après-guerre, devait encore occuper Étienne Tassin. Ce qui restera le dernier ouvrage publié de son vivant, Le maléfice de la vie à plusieurs (Bayard, 2012), propose un titre merleau-pontien immédiatement intriguant, citation d’une phrase d’Humanisme et terreur qui était en réalité une question : « Toute action ne nous engage-t-elle pas dans un jeu que nous ne pouvons entièrement contrôler ? N’y a-t-il pas comme un maléfice de la vie à plusieurs ? Au moins dans les périodes de crise, chaque liberté n’empiète-t-elle pas sur les autres ? » . Dans ce livre très original qui n’a hélas pas véritablement trouvé son public, Étienne Tassin cherche à réactiver la position qui était aussi bien celle de Merleau-Ponty que celle de Arendt, malgré leurs divergences : agir malgré tout, malgré l’adversité, malgré les conséquences imprévues, malgré les échecs.

En 2015, lors d’un colloque organisé par les universités de Nanterre et de Paris-Diderot autour de l’œuvre de Miguel Abensour, Étienne Tassin s’était aventuré sur un terrain qui était plutôt neuf pour lui, se penchant avec attention sur les Nouvelles de Nulle Part de William Morris, renouant ainsi un dialogue autour de la question de l’utopie avec Abensour, après le volumineux ouvrage sur la pensée de ce dernier qu’il avait codirigé avec Anne Kupiec. Puis, il y a quelques semaines seulement, dans une lecture très serrée de quelques textes difficiles de Claude Lefort lors d’un colloque qui lui était consacré à Bruxelles, Étienne Tassin s’était interrogé sur le statut de la « division originaire » chez Lefort. Nous avons été plusieurs à être impressionnés par ce décorticage inédit et éblouissant, n’hésitant pas dans le même temps à exposer ses incertitudes et ses hésitations. Nous avions là un nouvel exemple, ce qui devait bien malheureusement rester l’un des tout derniers, de cet esprit ouvert et curieux, analyste bienveillant et interrogateur des œuvres qu’il soumettait à son examen.

Excellent pédagogue, enseignant hors pair, chercheur inventif, intellectuel engagé, en particulier sur la question de l’asile, Étienne Tassin était le type même de l’universitaire généreux de son savoir. Il fallait voir ses étudiants, ses thésards et celles et ceux dont il avait un jour dirigé les travaux lui témoigner ce mélange de gratitude et de complicité pour comprendre quel éducateur il était. Sa disparition m’emplit d’une infinie tristesse, et rappelle, un peu trop tôt, à toute une génération de chercheurs que la relève doit désormais être assurée.

Antoine Chollet,Université de Lausanne

Livres d’Étienne Tassin :

Philosophie, Phénoménologie, Politique : Jan Patocka (éd. avec Marc Richir), Grenoble, Jérôme Millon, 1992.
Merleau-Ponty, Phénoménologie et expériences (éd. avec Marc Richir), Grenoble, Jérôme Millon, 1992.
Le Trésor perdu. Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Paris, Payot, (coll. « Critique de la politique »), 1999.
Un Monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits, Paris, Le Seuil, (coll. « La couleur des idées »), 2003.
Critique de la politique. Autour de Miguel Abensour (éd. avec Anne Kupiec). Paris, Sens & Tonka, 2006.
Hannah Arendt. Crises de l’État-nation, pensées alternatives, (éd. avec Martine Leibovici, Anne Kupiec et Géraldine Muhlmann), Paris, Sens & Tonka, 2008.
Le maléfice de la vie à plusieurs. La politique est-elle vouée à l’échec ?, Paris, Bayard, septembre 2012.

visuel : capture d’écran d’une conférence sur Arendt (Archives du Présent).

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La Rédaction

2 thoughts on “Hommage à Étienne Tassin – Un passeur disparaît”

Commentaire(s)

  • JOEL ROMAN

    merci de ce bel hommage ! Joêl Roman

    January 9, 2018 at 0 h 50 min
  • Desmichelle Claire

    Merci Antoine Chollet pour ce témoignage; oui, la disparition de ce professeur généreux nous emplit d’une profonde tristesse, et nous aimerions partager un morceau de cette mémoire bienveillante…Claire D.

    January 10, 2018 at 1 h 33 min

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