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[ENQUÊTE] Annulation au Théâtre 13 : Le débat expliqué

[ENQUÊTE] Annulation au Théâtre 13 : Le débat expliqué

04 January 2023 | PAR Mai Linh Tang Stievenard

Le Théâtre 13 a annulé les représentations du spectacle « Pour un temps sois peu » de Lena Paugam. Celui-ci devait être présenté dès aujourd’hui jusqu’au 19 janvier en partenariat avec le CENTQUATRE-PARIS à l’occasion du Festival Les Singulier.es. Cependant, il été la cible de critiques d’associations trans. Il avait pourtant été joué près de 20 fois en France depuis 2021.

L’histoire d’une transition : le récit de Laurène Marx 

Le spectacle porté par la metteuse en scène Lena Paugam découle d’une commande du Collectif Lyncéus dont le thème était « C’était mieux après ». En 2019, le collectif commande un texte dans le cadre d’un appel à projet pour la 7e édition du Lyncéus Festival. Celui-ci a pour mission de porter les écritures théâtrales contemporaines à travers des projets d’accompagnement et développement de créations artistiques. Ainsi, en 2021, Laurène Marx, femme trans non-binaire, écrit-elle son texte Pour un temps sois peu à Binic, lieu de résidence du collectif. Paru aux Editions Théâtrales, l’œuvre de Laurène Marx  traite des questions de genre et de normativité à travers un récit autobiographique. Avec une plume à la fois sensible et violente, Marx retrace son parcours depuis sa prise de conscience et son coming-out, jusqu’aux démarches médicales et psychologiques. Sans omettre aucun détail, Marx livre un témoignage bouleversant et dresse à cœur ouvert les conséquences intimes et sociales de sa transition. Son œuvre s’inspire du travail de l’artiste trans non-binaire Alok Vaid-Menon qui explore les thèmes de genre et de traumatisme dans la communauté trans. C’est en assistant à une performance de l’artiste que Marx a une révélation quant à l’écriture de son texte. 

Retour sur le conflit

Le spectacle, présenté au Théâtre Sorano à Toulouse le 18 et 19 novembre, avait suscité l’indignation d’associations trans. Contrairement à ce que de nombreux médias rapportent, les associations n’avaient pas pour but d’aller manifester à Paris. Le soir du 19 novembre, après la seconde représentation, une table ronde s’était tenue sur le plateau pour réfléchir aux questions de genre et à la représentativité de la parole trans. Ce bord de scène réunissait le directeur et metteur en scène du Théâtre Sorano Sébastien Bournac, l’équipe artistique du spectacle composée de la comédienne Hélène Rencurel, Laurène Marx et Lena Paugam, l’artiste transgenre Flor Paichard, l’actrice trans Alice Needle et son collectif. Le débat était modéré par Lex Frattini, formateur à La Petite, association pour l’égalité des genres dans les arts et la culture. 

Le spectacle s’inscrit dans le cadre d’une série de portraits de femmes mis en scène par Lena Paugam. Le choix de la comédienne Hélène Rencurel pour incarner Laurène Marx avait mis le feu aux poudres au sein d’associations trans locales. De fait, la distribution du rôle principal avait soulevé certaines problématiques que nous nous attachons à analyser à travers cette enquête.

Cet article n’a pas vocation à se faire l’écho d’autres récits journalistiques sur le conflit autour du spectacle. Celui-ci approfondit le débat en donnant la parole à des professionnels du spectacle vivant et à des membres d’associations pour le droit et la représentation des trans. Un coup de projecteur nécessaire sur le lien entre art et société à travers la problématique de la représentation des genres. Nous avons été mis en contact avec des figures du spectacle vivant et d’associations trans par l’intermédiaire de Clar-T, association toulousaine de luttes et d’auto-support par et pour les personnes trans. Nous avons recueilli leur témoignage pour éclaircir le débat.

Légitimité de représentation : la différence entre jeu et performance

Le 19 novembre au soir, à l’extérieur du Théâtre Sorano, l’actrice trans Alice Needle interprétait le texte de Laurène Marx joué au même moment par l’actrice cisgenre Hélène Rencurel à l’intérieur du théâtre. Une manière pacifique et artistique pour les associations trans de manifester leur désaccord quant au choix de la comédienne pour incarner le portrait de Laurène Marx. 

Lea scénographe non-binaire Rachel Garcia, présent.e lors de la table ronde, affirme éprouver un regret artistique face à cette « (…) transposition » du discours de l’écrivaine trans Laurène Marx à travers la voix d’Hélène Rencurel, comédienne cisgenre. Selon ael, avoir choisi une actrice cisgenre pour porter le témoignage intime d’une femme trans est symptomatique d’une « ignorance globale de la société par rapport aux questions de transidentités ». Le monologue joué par Hélène Rencurel est « une œuvre politique » souligne-t-ael, et non une « matière textuelle » à interpréter. Pour Rachel Garcia, le texte de Laurène Marx est un manifeste, un hommage à la communauté trans qui ne devrait pas être illustré par n’importe qui. Et de ce fait, ael déclare : « Il s’agit d’une vie, d’un cri. » La nature intime du récit demande qu’il soit performé, et non interprété. « Une difficile distinction à faire entre incarnation et interprétation, entre un hommage ou un manifeste et une pièce théâtrale de répertoire. (…) Lorsque Steven Cohen (dans son spectacle « Put your heart under your feet…and walk !», ndlr) absorbe les (vraies ?) cendres de son défunt compagnon sur scène, aurait-on pensé une seconde possible de remettre en scène cette pièce avec un autre interprète…? », questionne Rachel Garcia.

Selon lea scénographe, la corporalité d’Hélène Rencurel ne pouvait faire saisir au public « les enjeux des corps trans » qui sont au cœur du texte. Pourtant, la comédienne fréquente la communauté trans, a beaucoup réfléchi et œuvré à cette interprétation. Elle a travaillé pendant un an pour incarner le rôle de Laurène Marx qui a souhaité, en voyant les répétitions après le Covid, « vouloir jouer son propre personnage », rapporte Le Figaro. Une demande refusée par Lena Paugam qui préférait s’en tenir à la distribution initiale et encourager Laurène Marx à monter sa propre version de la pièce. Hélène Rencurel n’est pas l’interlocutrice directement concernée par le débat. Elle appuie d’ailleurs la communauté trans, dont elle est proche, soutenant :« Je comprends et j’accompagne leur combat. (…) L’invisibilisation de leurs corps est un problème de société. Si jouer signifie les invisibiliser encore plus, alors cela ne m’est plus possible ». C’est aussi le constat que fait Rachel Garcia : le problème n’est pas celui de la faculté de la comédienne à incarner un rôle, mais celui d’un choix de mise en scène de Lena Paugam jugé peu judicieux. Cette dernière souhaitait donc conserver sa distribution, accentuant l’invisibilisation des acteur.ice.s trans par le récit d’une transition à travers un filtre cisgenre. Or, «(…) s’emparer de ce texte était une opportunité de donner un rôle à une actrice trans. Le public aurait gagné à découvrir un corps trans sur scène. » déplore Rachel Garcia. Pour reprendre ses mots, la communauté trans a éprouvé un fort « sentiment d’exclusion et d’invisibilisation » face cette adaptation qui ne semblait pas leur être adressée.

Dans sa tribune Facebook, lea scénographe explique « Ce texte ne se joue pas ; ne s’interprète pas ; ne se triche pas. Il se VIT. » L’artiste ne peut donc tout saisir, tout « performer », ou du moins uniquement de son point de vue, au risque d’offrir une représentation biaisée de ce qu’on l’on souhaite montrer. «Est-il vraiment pertinent de continuer à regarder des films sur les rapports mère-fille écrits et mis en scène par des hommes cis, par exemple ? » interroge Rachel Garcia. C’est sur cette distinction entre jeu et performance que s’appuie essentiellement le débat autour de la représentation des genres dans ce spectacle. La question de la correspondance entre ce qui est montré au théâtre et ce qui est dans la réalité en constitue le point névralgique. Selon Rachel Garcia, il est primordial d’« être vigilant face à l’invisibilisation et la représentation des personnes trans. En dépit de l’admirable travail d’interprétation qu’a livré Hélène Rencurel ».

« Rééquilibrer un déséquilibre criant »

Selon une étude statistique menée en 2020 par Représentrans sur la représentation des personnes transgenres et non-binaires dans la culture et l’audiovisuel, si ces dernier.e.s sont peu représenté.e.s, ce n’est pas par manque d’acteur.ice.s. mais par « des freins systémiques qui empêchent les personnes trans d’accéder à des carrières professionnelles, c’est-à-dire des discriminations directes ou indirectes de la part des acteur.ice.s du secteur culturel. », précise Lex Frattini, formateur à La Petite. Les statistiques de Représentans le prouvent. Sur 101 participant.e.s à l’enquête, 54,9% se produisent uniquement au théâtre. Dans ce pourcentage, ¾ ont répondu ne jamais avoir interprété de rôles trans. Un chiffre qui fait réfléchir quant à l’invisibilisation de la transidentité et de la non-binarité dans le spectacle vivant.

Cette fragilisation par l’invisibilisation, c’est ce contre quoi se bat activement La Petite, association pour l’égalité et la représentation des genres dans les industries culturelles et créatives (ICC). Anne-Lise Vinciguerra, directrice de l’association, affirme qu’il est nécessaire « d’agir pour plus d’égalité ». Lors de l’incarnation d’un rôle trans ou non-binaire, rares sont ceux dont le genre correspond à celui des protagonistes. Nous comptons aujourd’hui peu de récits du point de vue du vécu des personnes trans et observons à l’heure actuelle une médiatisation toujours hésitante. Dans le cas de Laurène Marx, « il s’agit bien d’un récit de vécu trans écrit par une personne concernée, ce qui est déjà un progrès. », reconnaît Lex Frattini. Très souvent, en effet, nous suivons l’histoire d’une personne trans ou non-binaire à travers le filtre de personnes cisgenres ayant écrit les récits et qui pourtant sont « ignorantes des réalités des vécus trans », ajoute-t-il. Anne-Lise Vinciguerra développe ce point de vue, affirmant que « seules les personnes dominantes (cisgenres, blanches, hommes, etc.) sont considérées comme suffisamment « neutres » pour tout interpréter », ce qui participe selon elle à établir « un rapport de pouvoir et de domination au théâtre ». Cette invisibilisation par « l’hégémonie de la parole et du regard cisgenre s’ajoute aux violences subies au quotidien par les personnes trans », déclare Lex Frattini, pour qui il est urgent de « viser une diversification des représentations médiatiques, toutes minorités confondues ».

Le bord de scène du 19 novembre au Théâtre Sorano a duré une heure. 45 minutes étaient consacrées au débat proprement dit et 15 minutes à un temps de questions réponses sur la représentation théâtrale. « Ce temps était court et pas idéal pour un débat fructueux. Les questions sont restées superficielles, les camps se sont polarisés. », déplore Lex Frattini. « Avec des espaces et des temps dédiés, on aurait pu creuser en profondeur et avancer ensemble vers notre objectif commun de faire de la place aux récits trans, vers plus de justice. », poursuit-il. C’est lors de ce bord de scène que Lucas Bonnifait, directeur du Théâtre 13, a changé d’avis quant à la programmation de la pièce, initialement prévue du 4 au 19 janvier dans le cadre du festival Les Singulier.e.s.
Ce temps d’échange a nourri sa réflexion sur le choix à faire. Lex Frattini a discuté avec Lucas Bonnifait. Selon le formateur, « le Théâtre 13 a vraiment compris la nécessité d’œuvrer pour plus de visibilité trans ». La déprogrammation de la pièce est donc un choix politique et éthique avant tout.

Lors du bord de scène, la metteuse en scène Lena Paugam s’est toutefois défendue:« On peut tout jouer, les comédiens sont censé.es s’effacer pour jouer un rôle ; il faut aussi que des personnes trans puissent jouer des personnes cis. » Des propos qui n’ont pas été bien reçus car ils présentaient un cas inversé. En outre, cette idée tendait à dissimuler encore plus la représentation de la transidentité et constituait un énième frein à la professionnalisation des personnes trans et non-binaires au théâtre. Comme nous l’avons vu avec les chiffres de Représentrans, ¾ des acteur.ice.s trans n’ont encore jamais eu accès aux rôles trans. L’idée de Lena Paugam de leur faire incarner des rôles cisgenres semblait ainsi peu réaliste.

D’un commun accord avec Lena Paugam et sa compagnie Alexandre, le directeur Lucas Bonnifait a annoncé la déprogrammation du spectacle, remplacé par des tables rondes, des temps de rencontres et de débats autour des questions de représentation et de visibilité des personnes trans dans le spectacle vivant, en lien avec les associations LGBTQIA+ et des acteur.ice.s du spectacle vivant. Aujourd’hui, Lex Frattini remarque une « évolution lente vers plus de justice » avec l’effort des débats autour de la question de représentation des populations minorisées dans les médias et la culture. Un combat sociétal et culturel complexe qu’il est nécessaire de faire progresser afin « d’activement tenter de rééquilibrer un déséquilibre criant », ajoute-t-il.

 

Visuel : Affiche Pour un temps sois peu – Théâtre 13 – Glacière / © DR

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Mai Linh Tang Stievenard

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