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DAU , l’Avant-première : “Tu n’as rien vu, Place du Châtelet”

DAU , l’Avant-première : “Tu n’as rien vu, Place du Châtelet”

23 January 2019 | PAR Yaël Hirsch

“Si j’ai tout vu”, répondait Emmanuelle Riva à Eiji Okada dans le film de Alain Renais en 1959. Pour ce qui est de DAU l’impression catastrophe 20e siècle En attendant qu’Amélie Blaustein-Niddam, notre rédactrice en chef fasse réellement l’expérience du DAU, l’hyper-film de 700 heures d’époque soviétique de Ilya Khrzhanovsky, qui ouvre en immersion pour trois mois le 24/01/2019 sur les chantiers du Théâtre de la Ville et du Théâtre du Châtelet, voici notre expérience carrément concentrationnaire de la présentation à la presse de ce 23 janvier 2019. L’occasion tout de même d’entendre, entre un tatouage sur le bras et une écuelle de bortsch pour se remettre du froid perçant, le grand Brian Eno, partie prenante du projet.

 

DAU, c’est le projet-fleuve que tous les théâtreux et les cinéphiles attendent et qui a élu Paris (et à paris les sites en travaux du Théâtre du Châtelet et du Théâtre de la Ville) pour faire sa première demain, Jeudi 24 janvier 2019. Il s’agit d’un long-métrage proposé comme projet à Cannes en 2006 (et salué) par le cinéaste russe Ilya Khrzhanovsky, reconnu pour “4” (2004), et qui depuis 15 ans pris un peu d’ampleur. Alors que le projet initial devait suivre la vie du physicien soviétique Lev Landau (1908-1968), il y a déjà eu une série d’artistes impressionnante qui se serait déplacée jusqu’au laboratoire du projet à Kharkov (Ukraine) pour y participer : les artistes Marina Abramovic, Carsten Höller, Boris Mikhailov et Philippe Parreno ; les metteurs en scène de théâtre Peter Sellars, Romeo Castellucci, Anatoly Vassiliev, la styliste Rei Kawakubo, les musiciens Robert Del Naja de Massive Attack et Brian Eno, les acteurs Gérard Depardieu, Willem Dafoe, Lars Eidinger, les actrices Isabelle Adjani, Fanny Ardant, Isabelle Huppert, Iris Berben, Hannah Schygulla, Barbara Sukowa… Le résultat est 700 heures de film en costume et en 35 mm et 500 000 photographies de plateaux qui suivent le projet du film initial mais qui seront transmises au spectateur sur le mode d’une expérience en immersion avec un “parcours” personnalisé, accessibles 24h sur 24 pendant 3 mois. Pour y arriver, il vous faut prendre un “visa” et répondre à des questions qui vous aiguilleront (paraît-il) sur un parcours venant résonner avec vos fantômes… Le visa minimum est de 6h et s’obtient Place du Châtelet dans un check-point monté pour l’occasion pour la somme de 35 euros. (C’est 75 euros pour 24 h et 150 euros pour toute la durée). Réservations, ici. 

Pour la presse, l’entrée était libre mais très cadrée, ce mardi 23 janvier à 9 heures pile. Plantés en masse devant la guitoune aux visas fermés, les journalistes se sont imbibés du froid et de la neige, au point de vraiment bien s’identifier à des collègues des meilleures années de l’URSS. Le Morceau de bravoure a dépasser a été le moment clé où un tampon d’encre bleutée est venu marquer notre poignet, non pas d’un chiffre (merci!) mais d’un mot : “Innocence”. C’est alors par groupes cadrés et/ou au pas de course (“marchez”, “plus vite” “haltes”, “vous ne pouvez pas passer”!) que nous avons pu entrer sur les lieux de DAU : au Théâtre du Châtelet d’abord, où une partie des bureaux a été transformée en pièces traditionnelles de Kommounalka (avec le portrait de Lénine et les vieux meubles de la grand -mère d’avant la Révolution en prime). Mais attention : il a fallu bien vite filer droit : entre les ouvriers du chantier en cours et certains bureaux encore occupés, nous étions pareils aux figures de cire dispatchées pour nous faire peur sur les lieux : sans vie et sans autonomie. Retour dans le froid, donc, qui commençait à mordre d’autant plus que nous avions le ventre vide – comme il faut.

Nous passons donc du côté du Théâtre de la Ville (l’idée d’un pont entre les deux théâtres ou d’une utilisation maligne des couloirs du métro est donc un mythe) où l’on nous tient presqu’en joue au pied des escaliers (pas possible d’aller voir les livres mis en scène dans une bibliothèque soviétique affrétée pour l’occasion) et où une fois en haut, l’on entend à voix très basse si l’on se presse bien contre son voisin (et c’est une bonne idée, cela crée un peu de chaleur) un guide nous explique un peu les détails du projet : il y a des cabines en miroir où aluminium partout qui fonctionnent comme des confessionnaux ou des cellules d’autocritique et où, probablement, l’on ira faire le voyeur de parcelles de films. Arrêt. Nous avons juste le temps de voir quelques mots clés peints sur les murs (C’est plus sentimental que “Arbeit macht frei”! Encore merci!). Mais nous n’avons pas le temps d’y réfléchir plus : Maaaarche ! Avant d’entrer dans le saint des saints : la salle de spectacle du Théâtre de la Ville, on nous propose un petit détour par quelques cellules brutes aménagées comme un bloc de camp avec des paillasses tout à fait tristes et angoissantes. Il paraît que des œuvres du Centre Pompidou, partenaire de l’événement mais trop loin pour participer (on risquerait de s’enfuir?), ont été mise à disposition. Un peu abrutis, assez sonnés par notre tatouage au bras, le ton rogue, le manque d’explications et le froid qui gagne l’intérieur des os, l’on s’assied à même le béton dans l’amphithéâtre du Théâtre. Là, en calligraphie très soviétique, quelques chiffres sont projetés et répétés, comme une propagande.

Ruth Mackenzie

Enfin, la parole, onctueuse comme du miel vient, dans un lieu où même Brian Eno, l’un des principaux parrain du versant musical du projet déplore l’acoustique. Bon, enfin, nous sommes assis, nous nous pelotonnons les uns contre les autres pour nous réchauffer et nous espérons qu’on va nous parler. Certains collègues de la radio tendent leurs micros pour capter un peu les échos et sons louches du lieu : comme ils n’ont pas pu trop écouter leurs cicérones, ils cherchent à créer un peu de matière pour leurs sujets. De notre côté, nus reprenons espoir : on ne nous demande pas simplement de ressentir mimétiquement ce qui a pu arriver à Ossip Mandelstam, Nikolaï Kondratiev ou Alexandre Soljenitsyne, on nous propose bien de voir des fragments de films en costume, de manière brutale et un peu erratique.

Bon, plus tard, avons-nous compris, ce n’est pas prêt. Mais l’on va nous expliquer à quoi ça va pouvoir ressembler. Donc nous tendons l’oreille avec une ferveur vitale. Après une brève introduction du directeur du Châtelet Thomas Lauriot et avec la présence magnétique de son binôme, la directrice Ruth Mackenzie dont on attend beaucoup côté programmation dès la rentrée prochaine, c’est la directrice du projet DAU qui nous parle et nous donne en effet quelques clés avec une voix de velours. Sur Ilya Khrzhanovsky, sur le caractère performatif et “en chantier” du projet, sur la liste VIP de l’Institut. Nous grelottons mais nous nous sentons tout à coup beaucoup mieux : humainement traités. L’énergique responsable du son vient expliquer que Teodor Currentzis dirige une semaine la 6e symphonie de Tchaïkovski dans la coupole au-dessus de nous pour diffusion sur 6 sites à la fois (on ne sait pas si l’on pourra entendre en direct ou juste les échos). Délicieusement précieux, avec un accent anglais irrésistible, Bria Eno devient le foyer flambant vers lequel tous les objectifs et les micros se tournent. Mais nous ne sommes pas tout à fait sûrs que lui-même ait compris ce qu’il faisait-là. Il dit aimer se réfugier dans le seul lieu chauffé des deux théâtres, “the shitty coffe shop” et créer une atmosphère qui est un work in progress. Nous, nous buvons ses paroles et pensons (enfin on nous fait penser, merci JDS) à la Trilogie berlinoise de Bowie et à Zootropa de U2, un peu comme si nous récitions du Dante.

Brian Eno

Après cet acmé, la suite reste  aléatoire : allons-nous ou pas voir un bout de film? Oui ! Mais il semble que cela ne soit que la bande-annonce du film  originel (jolies images, jolis habits, âme russe et on a envie de dire pardon au Sunset de Laszlo Nemes, lire notre article) et un seul split screen qui devrait nous servir de moodboard. Après, après, toujours plus enturbannés dans notre écharpe, nous sommes poussés dehors, vers le foyer du théâtre où l’on voit à contre-jour les ouvriers s’activer sur les vitres et où l’on peut avoir accès à de l’eau brûlante pour un sachet de thé noir, à récolter dans des pots en fer qui brûlent les doigts et les lèvres. Il y a aussi – dans des écuelles en fer- du Borsch et du pain noir. Nous y sommes, c’est vraiment la panacée du détenu… Du coup, trop occupés à ne pas ébouillanter le voisin ou soi-même, nous ne parlons plus et allons nous installer dans un des petits confessionnal en aluminium. Aucun autocritique ne nous vient! Maudit marché libre qui nous a pourris. La technique pêche encore, nous ne verrons pas plus de film, nous quittons le saint des saints pour retourner à la guitoune où deux charmantes administratrice nous font un visa de journalistes. Nous comprenons que nous sommes en pénurie de papier pour faire les cartes, mais c’est normal, nous sommes à Moscou en 1968.

 

Et nous nous éloignons avec l’espoir bref de trouver le “shitty coffee shop” où aller trinquer notre chicorée avec Brian Eno. En vain. Et aussi avec deux questions graves : les gens qui travaillent ici trois mois vont-ils mourir de froid ? DAU, est-ce la bonne manière de se replonger dans un passé cauchemardesque pour faire “face au présent” selon le titre lâche de la prochaine nuit des idées. Nous rentrons dans les couloirs chauds et délicieusement familiers du métro avec – malgré la brutalité de ce baptême- l’envie de revenir tester, visa en poche, ce grand événement, mais avec tout de même la crainte qu’il ne s’agisse que d’un mirage…

visuels : YH

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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