Actu
Andy De Groat : une trajectoire d’étoile filante

Andy De Groat : une trajectoire d’étoile filante

21 January 2019 | PAR Raphaël de Gubernatis

La disparition brutale d’Andy De Groat met tragiquement un terme à une existence flamboyante et paradoxale qui s’est achevée ce 10 janvier 2019 à Montauban

En 1982, l’établissement en France d’Andy De Groat, jeune Américain né à Patterson, dans le New Jersey, en 1947, et qui apparut d’abord en Europe dans le sillage de Robert Wilson, était le signe d’une époque qui paraît tristement révolue. D’une période de l’histoire des arts de la scène en France, et de la danse singulièrement, si riche, si dynamique, si débordante de talents, qu’elle demeure dans les mémoires comme un âge d’or.

« Einstein on the Beach »

Andy De Groat fit tout d’abord ses premiers pas en France au cours des années 1970 avec « Le Regard du sourd » et surtout avec « Einstein on the Beach » (Avignon et Paris 1976) dont il avait conçu la chorégraphie. Ces productions de Robert Wilson auxquelles il collabora activement allaient profondément révolutionner l’univers du théâtre, découvrir de nouveaux horizons. On vivait alors en France dans un monde artistique encore très académique, peu ouvert sur l’extérieur, réfractaire aux influences étrangères, mais très cultivé tout de même. Un monde qui s’ouvrait enfin grâce à des institutions comme le Festival d’Avignon, le Festival de Nancy et plus encore peut-être grâce au Festival d’Automne, grand promoteur de tendances nouvelles et singulièrement de celles venues des Etats-Unis.
Dès la fin des années 1970 et dans les années 1980 surtout, explosait alors en France un nombre extraordinaire de chorégraphes de talent, issus pour la plupart d’une même génération. Le climat d’ouverture qui régnait alors, favorisé par l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, permit que d’autres chorégraphes venus d’ailleurs s’installassent à leurs côtés, à l’instar d’Andy De Groat ou de Robert Kovich. Celui-ci avait été le plus magnifique des danseurs de Merce Cunningham ; celui-là avait été le tout jeune et surprenant chorégraphe qui avait secondé Bob Wilson et participé à sa fabuleuse épopée.

« Red Notes »

S’être longtemps fondu dans l’univers théâtral wilsonien à New York n’empêcha pas Andy De Groat d’y fonder sa propre compagnie de danse en 1973, nommée « Red Notes ». Neuf ans plus tard, il la transfère à Paris et à peine est-il établi dans la capitale que le festival « Danse à Aix » l’invite en juillet 1982 à créer son premier ouvrage français, ce « Lac des cygnes » métamorphosé en trio pour danseurs chaussés de « sneakers » et accompagnés sur scène par trois canards furieusement cabotins sur la musique de Tchaïkowsky et des « Talkings Heads ». Insolent, iconoclaste, l’ouvrage fait événement dans le monde encore bien jeune de la danse contemporaine française et il va jusqu’à susciter la rage d’un spectateur particulièrement réfractaire qui bondit sur le plateau, un pavé à la main, en hurlant sa colère.
Beaucoup de la trajectoire d’Andy De Groat s’inscrira sur la transgression, l’humour, l’ironie. Sur le rejet naturel des normes, des règles établies, des académismes. Avec pour idée première que la danse, sa danse en particulier, était accessible à chacun, danseurs professionnels ou amateurs, enfants ou adultes, gros ou minces, jeunes ou moins jeunes. Ce qui lui a valu un nombre extraordinaire d’interprètes au cours de sa vie si diverse et lui permettra de travailler avec des danseurs-étoiles, des compagnies de danse classique ou contemporaine, comme avec d’innombrables enfants ou adolescents parmi lesquels cette troupe de jeunes gens fondée en 1996 à Montauban qui avait pour nom « Wah Loo Tin Tin » et dont les membres l’auront fidèlement suivi jusqu’à sa mort.

« Nouvelle lune. c’est à dire… »

Après la première chorégraphie homologuée d’Andy De Groat, et titrée « Red Notes », son grand morceau de bravoure sera « La Danse des éventails », une merveille d’équilibre, de simplicité savante et d’élégance formelle créée à New York en 1978 sous le titre de « Fan Dance ». Mais vont lui succéder d’autres pièces d’une beauté ineffable, toutes écrites dans une liberté de styles qui se comprend d’autant mieux qu’Andy De Groat, formé initialement aux Beaux-Arts, était en fait un danseur et chorégraphe autodidacte, ami et adepte de Jerome Robbins comme de la « post modern dance », du minimalisme comme des danses traditionnelles. Il le prouvera à son retour du Festival de Shiraz en Iran, celui de 1972, quand il proposera avec «Rope Dance Translation », pièce alors créée à New York, une relecture des danses tournoyantes des derviches tourneurs.
L’amitié qui liera le jeune Américain à deux danseurs étoiles de l’Opéra de Paris, Wilfride Piollet et Jean Guizerix, lui ouvrira les portes de l’institution avec une merveille de poésie créée pour ces derniers : « Nouvelle lune, c’est à dire… », donnée à l’occasion des adieux de Wilfride Piollet à l’Opéra en 1983. Quelque chose dont on conserve un souvenir ébloui, d’une délicatesse telle qu’elle ne pouvait évidemment pas renaître sans les deux interprètes pour lesquels elle avait été conçue. Suivra une autre création à l’Abbaye de Fontevraud en 1984, toujours pour Wilfride Piollet et Jean Guizerix, : « La Belle et la Bête ». Elle sera représentée dans des costumes et des décors de l’artiste Hélène Delprat avec laquelle Andy De Groat entretiendra une collaboration fidèle.

 

« La Route de Louvie-Juzon »

Jacques Garnier qui venait de fonder en 1981 le Groupe de Recherche chorégraphique de l’Opéra de Paris (GRCOP) ne pouvait qu’être séduit lui aussi par le travail du chorégraphe américain. C’était alors un temps béni où l’on avait de l’audace, une audace qui pouvait déboucher sur des œuvres fortes. C’est ainsi que vit le jour une œuvre superbe d’Andy De Groat, « La Route de Louvie-Juzon », mais qui n’eut pas la carrière que sa qualité justifiait, ne serait-ce qu’à cause de l’imposante scénographie difficile à faire voyager. L’entreprise était née de rencontres variées où se mêlent les noms de Marcel Bonnaud, d’Andy de Groat, de Jacques Garnier et de François Morellet. C’est dans le cadre d’une exposition de François Morellet au Centre Pompidou que Marcel Bonnaud, alors directeur des « espaces communs », c’est à dire du théâtre et des espaces multidisciplinaires du rez-de-chaussée du bâtiment, eut l’idée de présenter au chorégraphe les éléments d’une maquette mobile de Morellet et de susciter la fusion de la Compagnie « Red Notes » avec le GRCOP le temps des répétitions et des représentations. C’est ainsi qu’en avril 1986, dans la grande salle du Centre Pompidou, Jean-Christophe Paré, Martine Clary, Jean Claude Ciappara, André Lafonta ou Florence Lambert du GRCOP dansèrent avec Jean-Charles Di Zazzo, Michael O’Rourke ou Christophe Haleb pour « Red Notes ». Une chorégraphie belle, étonnante, périlleuse, s’immisçant parmi les gigantesques panneaux blancs, suspendus et mobiles, qui transformaient à tout moment l’espace scénique et qui firent de « La Route de Louvie-Juzon » une expérience chorégraphique unique.

Déboires

Ce titre, « La Route de Louvie-Juzon », était venu du fait qu’ Andy De Groat avait commencé à concevoir sa chorégraphie sur la route menant à ce village du Béarn, au temps où il séjournait avec sa compagnie à Tarbes. Dix ans plus tard, le chorégraphe fut nommé artiste en résidence à Montauban, à l’époque où le ministère de la Culture cherchait à mieux diffuser la danse sur tout le territoire.
Entrepris dans l’allégresse, l’établissement d’Andy De Groat à Montauban allait bien vite mal tourner quand la municipalité, jusqu’alors tenue par le parti socialiste, passa à droite en 2001. Alors que ses nouvelles propositions artistiques devenaient parfois plus difficilement défendables, surtout face à des gens qui ne pouvaient évidemment pas mesurer l’intérêt qu’avait eu sa trajectoire, le chorégraphe fut dès lors en butte à une mairesse bornée qui avait des vues de ménagère de province sur la société en général et le monde des arts des arts en particulier. Celle-là même qui déclarera plus tard, au moment des débats à l’Assemblée nationale qui devait permettre l’union entre personnes du même sexe : « Et pourquoi pas des unions avec les animaux ? ». Le fait qu’il perde son poste à Montauban plaça Andy De Groat dans une situation économique très pénible, alors que sa nature de cigale et sa totale absence d’esprit carriériste ne l’avaient en rien préparé à un tel revirement. Gravement malade, peu enclin à se soigner correctement, très dépourvu sur le plan financier, il demeurera malgré tout à Montauban, avec le réconfort sans doute d’y avoir des soutiens fidèles. Mais quand Robert Wilson, au début des années 1990, puis à l’aube des années 2010, remontera «Einstein on the Beach » pour de nouvelles tournées mondiales, faisant appel à Lucinda Childs pour la chorégraphie, il tournera ainsi cruellement le dos à celui qui avait été naguère son compagnon.

 

Embellies

Il y eu pourtant, ici et là, des embellies, trop fugitives hélas ! Comme au moment où Andy De Groat remonta son « Lac des cygnes » pour le Ballet de l’Opéra d’Avignon. Comment cette compagnie obscure eut-elle l’idée de faire appel à lui, cela demeure une énigme ? Mais cette recréation fut une magnifique réussite où les danseurs de l’Opéra d’Avignon, de formation toute classique, firent merveille et trouvèrent sans doute là un élan nouveau au sein d’une carrière artistique bien peu valorisante. Une réussite qui permit à la compagnie de l’antique ville pontificale, pour la première fois sans doute dans son histoire, de se produire à Paris, au Carré Sylvia Montfort. Hélas, ce succès qui aurait mérité de déboucher sur une tournée dans la France entière, voire dans plusieurs pays d’Europe, n’eut pas de lendemain. Faute d’imprésario compétent sans doute, faute de disponibilité, faute d’intérêt de la part des programmateurs français dont on ne dira jamais assez combien ils sont médiocres et moutonniers, à quelques remarquables exceptions près, ce « revival » du « Lac des cygnes » n’eut pas la belle destinée qu’il devait susciter. Toutefois Andy De Groat, auréolé de son talent et d’un charme certain, aura toujours connu d’indéfectibles soutiens de la part d’institutions comme les Hivernales d’Avignon du temps d’ Amélie Grand. En 2009, il créera ainsi à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon sa dernière chorégraphie marquante, « La Folie d’Igitur », laquelle sera reprise au Centre national de la Danse à la demande de Monique Barbaroux, sa directrice. Il sera aussi soutenu par Annie Bozzini, devenue présidente de « Red Notes ». Reprise ici et là, sa « Danse des éventails » aura connu une carrière qu’on aimerait voir poursuivie par des grandes compagnies de danse. Enfin le chorégraphe ne cessera d‘accompagner d’ anciens collaborateurs comme le photographe et vidéaste Frédéric Nauzcyciel qui avait été l’administrateur de « Red Notes », et cela lors de performances en France ou aux Etats-Unis. Ou comme le danseur AragoRn Boulanger.
Maintenant qu’Andy De Groat a disparu, et alors qu’il était déjà à demi-oublié par la scène française de son vivant, que deviendra son répertoire ? Que deviendront ses pièces à l’élégance impalpable, à l’humour iconoclaste ? Il est vrai que l’on voit mal comment certaines d’entre les plus belles pourraient être remontés en l’absence leur créateur, tant elles paraissent avoir été le fruit d’un dialogue constant entre le chorégraphe et ses interprètes. Cependant, « La Danse des éventails » a été heureusement transcrite selon la méthode de notation Laban par le danseur Raphaël Cottin. Et cette transcription qui devrait être publiée en cette année 2019 rend ainsi possible la renaissance de la chorégraphie pour toutes les compagnies de danse.
Andy De Groat a d’autre part remis l’essentiel de ses archives d’artiste chorégraphique au Centre national de la Danse où elles sont consultables. Elles resteront comme le témoignage de son parcours flamboyant, mais qui, du fait même du caractère parfois ombrageux du chorégraphe, de son absence de prétention et de la nature de son œuvre, n’aura pas connu l’accomplissement que permettait tant de talent.

Raphaël de Gubernatis

Visuels :
Rope Dance Translation, Andy Degroat © Lois Grennfield
Andy Degroat @ Frédéric Nauczyciel

Doublé baroque aux couleurs contemporaines à Lille
Des chorégraphes mystères à Chaillot
Raphaël de Gubernatis

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration