Théâtre
Dans Le Retour, Luc Bondy réalise une immersion percutante dans la mouise pinterienne

Dans Le Retour, Luc Bondy réalise une immersion percutante dans la mouise pinterienne

31 October 2012 | PAR Christophe Candoni

Pour sa première création à la tête du théâtre de l’Odéon, Luc Bondy monte « Le Retour » de Pinter. Une distribution exceptionnelle y est réunie. L’immense acteur Bruno Ganz, Emmanuelle Seigner, Micha Lescot, Louis Garrel, Jérôme Kircher et Pascal Greggory sont tous à la hauteur de leur réputation. Bondy fait fie de toute morale et installe sur le plateau tout ce qu’il faut de brutalité, de scandale, de perversité et d’abjection.

Deux « ballets » inaugurent chacune des parties du spectacle. Le premier est obscur et silencieux, seule une radio ronfle au loin, chacun des membres de la maison s’affaire dans son coin à mettre de l’ordre dans le fourbi du salon ; après l’entracte, les mêmes sont cette fois réunis dans la cuisine, ils chantent et dansent joyeusement. Entre les deux, la venue inopinée du fils aîné, de retour au bercail après de longues années en Amérique où il enseigne la philosophie, et surtout celle de Ruth, son épouse, bousculent la maisonnée qui n’a pas connu de présence féminine depuis la mort de la mère. Ruth est une énigmatique figure, à la fois réparatrice, dans la mesure où se ressoude autour d’elle le clan familial, et dévastatrice, puisqu’elle devient l’objet de désir des garçons qui veulent en faire leur putain à moins qu’ils deviennent ses esclaves. La pièce n’en dit pas davantage. Tout repose sur l’ambivalence, la duplicité, la manipulation, la mise à mal.

Luc Bondy signe une mise en scène précise et bourrée de détails signifiants. Il parvient magistralement à produire ce qu’il y a de plus difficile à faire au théâtre, c’est-à-dire créer un climax, une atmosphère. Elle est poisseuse et sordide. Le spectacle d’une laideur générale fait penser à l’émission “Strip-tease” et joue sur l’attraction de la répulsion. Le casting réuni est à l’évidence le plus glamour de la rentrée mais – comme un pied de nez et un coup de génie – Luc Bondy n’en fait certainement pas un argument de séduction tant il apprête les acteurs d’une apparence physique ingrate, ils sont presque méconnaissables. Bondy dessine excellemment les personnages tout en cherchant à les voir de l’intérieur. Le formidable décor de Johannes Schütz aligne une suite de pièces autour d’une grande salle de séjour aux murs gris, au sol jaune sale et au carrelage crasseux. L’espace se livre en cassant le cadre de scène et empiète les premiers rangs du parterre comme pour imposer une proximité hostile, répulsive qui rend le spectacle encore plus fort et percutant. Luc Bondy donne à voir comment un homme, ses deux fils et son frère vivent, ou survivent plutôt, selon un mode d’existence pitoyable et effrayant, dans une quasi animalité, ne tenant compte d’aucune règle de sociabilité. Ils bouffent à tout moment, se parlent pour s’injurier, s’humilient ou s’indiffèrent. Il met également en lumières les tares, les frustrations de cette fratrie aussi monstrueuse que vulnérable.

Pour faire surgir avec pertinence et justesse cette humanité complexe, marginale et détraquée, Luc Bondy tire le meilleur de ses acteurs. Bruno Ganz, qui déclarait depuis plusieurs années ne plus vouloir faire de théâtre, s’est par bonheur laissé convaincre de jouer Max, le vieux patriarche de la maison, prolo et salaud, ancien boucher. Il est un fauve en scène, à la stature puissante et au ton cinglant, terrifiant d’autorité malgré un calme insidieux, chacune de ses intonations est une caresse menaçante. Son dernier monologue est magistral. Face à lui, ses fils : Lenny, interprété par l’excellent Micha Lescot, lunatique, dérangé, troublant, avec une nonchalance victimaire, Joey, le boxeur impulsif et simplet tout à fait crédible de Louis Garrel, Teddy, que Jérôme Kircher joue renfermé, inadapté, à la fois là et absent, et enfin l’oncle las et pathétique de Pascal Greggory. Emmanuelle Seigner est Ruth. Elle apparaît derrière la vitre de la fenêtre, immédiatement séduisante sous des traits impassibles, d’un flegmatisme glacé, elle est insaisissable.

Cette nouvelle version de la pièce repousse, perturbe, fascine en même temps. Luc Bondy et ses acteurs plongent dans la mouise pinterienne observée et éprouvée sans complaisance, tout en lui conférant de l’humour et quelque chose qui s’apparente à de la grâce. C’est particulièrement convaincant.

 

Photo © Ruth Walz

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Christophe Candoni
Christophe est né le 10 mai 1986. Lors de ses études de lettres modernes pendant cinq ans à l’Université d’Amiens, il a validé deux mémoires sur le théâtre de Bernard-Marie Koltès et de Paul Claudel. Actuellement, Christophe Candoni s'apprête à présenter un nouveau master dans les études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle (Paris III). Spectateur enthousiaste, curieux et critique, il s’intéresse particulièrement à la mise en scène contemporaine européenne (Warlikowski, Ostermeier…), au théâtre classique et contemporain, au jeu de l’acteur. Il a fait de la musique (pratique le violon) et du théâtre amateur. Ses goûts le portent vers la littérature, l’opéra, et l’Italie.

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