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Agnieszka Holland: “On a tendance a oublier le jamais plus”

Agnieszka Holland: “On a tendance a oublier le jamais plus”

04 October 2012 | PAR Yaël Hirsch

La réalisatrice d'”Europa, Europa” (1990) est de retour sur nos écrans le 10 octobre avec un film historique dur et magistral. Inspiré par une histoire vraie “Sous la ville” (In Darkness / W ciemnosci) relate le sauvetage d’une dizaine de juifs du ghetto de Lvov par le bon père de famille polonais et catholique, Leopold Socha. Une belle histoire de Juste parmi les nations qui se passe pratiquement entièrement dans les égouts où les juifs sont cachés. Rencontre avec une grande dame du cinéma dans les salons baroques de l’Institut Polonais.

En tant qu’enfant née après la guerre en Pologne, quand avez-vous entendu parler de la Shoah pour la première fois ? A l’école, vous en a-t-on parlé ?
La première fois j’avais six ans. Je jouais dans la cour de ma maison et un des enfants m’a appelée la sale juive. Je suis revenue à la maison et j’ai demandé à ma mère ce que cela voulait dire. Elle venait d’une famille polonaise catholique mais elle m’a dit que mon père venait d’une famille juive dont quasiment tous les membres ont été enfermés dans le ghetto de Varsovie. Elle était résistante, avec une amie, elle a sauvé un couple de juifs pendant la guerre – qui lui ont fait décerner le titre de Juste parmi les nations- et très marquée par le fait qu’elle a été le témoin de l’Holocauste. C’était pour elle l’expérience la plus terrible et la plus profonde ; ce dont l’homme a été capable l’a angoissée pour la vie. Elle m’a dit qu’ils avaient été des martyres du mal, qu’il fallait que je sois fière et m’a fait tout le discours idéologique sur ma judéité.

Après j’ai demandé à mon père qui n’a pas voulu en parler. En tant que jeune communiste, avait fui la Pologne au début de la guerre pour l’URSS dans l’armée polonaise sous la tutelle des soviétique. Toute sa famille est morte dans la Shoah, et lui n’a jamais pu rompre le silence, également peut-être du fait qu’il est mort jeune, lors d’un interrogatoire, quand j’avais 13 ans. Bien sûr je me suis intéressée à cette histoire familiale très tôt.

En ce qui concerne l’éducation à l’école, le martyre des polonais qui a été très important et la Shoah étaient pendant longtemps mélangés comme crimes des nazis, avec l’idée que la résistance était surtout communiste et un antisémitisme latent qui a continué de grimper après la guerre en éclatant en une forte pression politique en 1968 contre les derniers juifs qui étaient encore en Pologne et qui ont émigré. Mais en littérature, on pouvait dès l’Après-guerre trouver des œuvres extrêmement honnêtes et très fortes qui parlaient de la Shoah comme le récit Tadeusz Borowski, qui est comparable au récit de Primo Levi. Et on peut dire que l’intelligentsia polonaise était très sensible à ce sujet, notamment les poètes et les artistes. Il y avait aussi une vague de dégoût contre l’antisémitisme, une honte qui existait. Si bien que les stéréotypes qui traînent en France sur le fait que tous les Polonais seraient antisémites sont vraiment choquants.

Dernièrement, il y a eu un autre film marquant réalisé  par John Kent Harrison et diffusé sur la chaine américaine CBS sur la grande figure de Juste parmi les nations polonaise, Irena Sendlerowa. Pensez-vous que ce film et le votre peuvent tordre le cou à certains clichés et apporter plus de nuance à la mémoire du rôle de la population polonaise à l’égard des juifs de leur pays pendant l’occupation ?
Ce qui était le plus triste quand je voyais la société polonaise, c’était que sa relation avec les Justes qui n’étaient pas reconnus comme héros nationaux. Ils n’étaient pas remarqués. Beaucoup de justes se sont cachés d’une certaine façon ; ils ne voulaient pas parler de ce qu’ils avaient fait pendant la guerre auprès de leurs voisins. Surtout dans des petites communautés où les juifs passaient pour êtres les riches, avoir sauvé ceux qui s’étaient enrichis sur le dos du peuple était honteux. Par exemple, une femme exceptionnelle comme Sendlerowa qui a aidé à sauver quelques milliers d’enfants juifs était inconnue en Pologne sauf par quelques survivants qui étaient en contact avec elle. Elle-même ne voulait pas en parler, elle pensait que ça n’intéressait personne, jusqu’à ce que deux filles américaines de Caroline du nord apprennent son histoire par un journal et écrivent une pièce de théâtre pour leur école. Quand elles ont appris que leur héroïne était vivante, elles sont allées en Pologne la rencontrer ; elle avait déjà 90 ans. Et ce sont les Américains, pas les Polonais qui ont fait un film sur son action dans le ghetto de Varsovie.

Depuis, il y a quand même un grand changement et les justes sortent de l’ombre pour devenir des héros nationaux. Cela fait à peu près 5 ans que le vent a tourné, je l’ai remarqué en lisant dans un article de journal que le fait que  quelqu’un ait été un juste parmi les nations comptait comme motif de réelle fierté. C’est nouveau, mais aujourd’hui je crois que les Polonais se sentent très touchés par les histoires de sauvetages de juifs par les justes et ça s’est ressenti lors de la projection de mon film qui n’aurait pas été reçu avec une telle chaleur en Pologne, il y a quelques années. Tout le monde se sent coupable par rapport à ce qui s’est passé pendant la Shoah. Certains pays comme l’Allemagne, ou tardivement la Pologne ou la France ont fait un travail là-dessus, certains jamais, comme l’Autriche et même pas par d’autres pays comme l’Ukraine. Ou les américains et les anglais qui auraient pu faire quelque chose et ont sacrifié les juifs. Et je n’ai par exemple jamais vu de film en anglais sur ce sujet. Face à cette culpabilité générale, je suis consciente que l’engouement pour les justes est aussi une manière de se nettoyer la conscience. Mais en même temps, vous savez, par exemple en Pologne, même si cela permet de se sentir mieux et de libérer sa conscience, des modèles se créent, et je préfère qu’un jeune polonais prenne pour modèle Irena Sendler qu’un fasciste polonais qui a tué des juifs après la guerre. Le coté pédagogique et éducatif, il faut le faire avec un grand sérieux et il faut l’actualiser sans arrêt.

Est-il facile dans les années 2010 de réunir un budget important pour faire un film sur le sauvetage des juifs dans l’Europe nazie ?
La Shoah n’est pas sexy aujourd’hui. C’était plus attractif dans les années 1980 ou 1990, mais là maintenant, les gens se lassent un peu et se demandent pourquoi encore un film sur la Shoah. C’est vrai qu’il y a peut-être eu trop de films, surtout de films pas assez bons, sentimentaux plein de clichés et moralistes. Du coup il est difficile de réveiller la sensibilité émotionnelle des spectateurs avec des images. Les gens ont vu tellement de documentaires et de films, qu’à un certain moment les images se répètent et quand ils les voient, ils ne ressentent plus rien. Faire ce film était donc pour moi un défi. Comment trouver les images qui vont vous bouleverser qui vont vous faire sentir cette réalité de manière très actuelle, très présente.

Qu’avez-vous ressenti quand vous avez appris qu’une des protagonistes de votre histoire, une petite fille sauvée par Socha, Krystyna Chiger, était encore vivante ? Avez-vous été soulagée qu’elle puisse vous apporter un regard sur sa propre histoire ? Ou avez-vous eu peur de ce regard ?
Au début, les personnes qui ont fait les recherches pour le film m’ont dit que plus aucun témoin n’était en vie. Je les ai crus. C’est donc Krystyna Chiger qui m’a contactée, mais seulement après le tournage. Elle vit à New-York, et quand elle a appris que je faisais ce film sur son histoire elle a contacté mes agents. Je l’ai rencontrée à New-York et je l’ai tout de suite trouvée formidable, mais j’avais un peu peur de sa réaction face au film. Parce-que si elle m’avait dit que ça ne s’était pas passé comme ça, ça aurait été une catastrophe. Je lui ai montré une version intermédiaire et elle a très bien réagi. Non seulement elle a fait un voyage dans le passé, mais elle m’a aussi félicitée et m’a dit que le film était très vrai, que tout était comme ça. Ça a été un vrai soulagement.

« Sous la ville » est un film très réaliste. Est-ce un choix esthétique ou éthique ?
Les deux, ce qui veut dire éthique d’abord, esthétique ensuite. Il fallait que la vérité se situe aussi dans la manière de tourner et dont les acteurs se comportent. La langue par exemple était très importante pour moi ou plutôt les langues et aussi la proximité de la caméra qui montre des personnages très sensuels. La lumière est très réaliste aussi, le noir est vraiment noir et rien n’est embelli, il n’y a pas de côté esthétisant.
Est-ce que cela a rendu les conditions du tournage très difficiles ?
Quand on fait un film sur un sujet comme ça, toute l’équipe du film entre dans un système de tension. Et là on avait très froid pendant le tournage, on a même tourné une partie dans les vrais égouts. De plus, la production était polono-allemande et cela a créé beaucoup de tensions. Les relations étaient très amicales, mais quelques part, dans les profondeurs, c’est toujours difficile, la collaboration entre Allemands et Polonais. Cela n’est vrai pas uniquement pour les Allemands mais pour l’ensemble du continent. On a tendance à oublier le « jamais plus » qui a présidé à la création de l’Europe. Il faut toujours faire un grand travail d’éducation car il faut garder en tête l’idée que le virus n’est pas mort et qu’il faut rester vigilant.

Aujourd’hui, vous vivez en Europe ou aux États-Unis ?
Légalement je vis  aux États-Unis mais entre le tournage de « Sous le ville » et un nouveau projet de série sur l’après Jan Palach et les conséquences psychologiques de son acte sur la société tchèque, j’ai passé beaucoup de temps en Europe ces 3 ou 4 dernières années.

Comment passez-vous du tournage d’un long-métrage à celui d’une série, notamment américaine ? Est-ce un type d’exercice totalement différent ?
Psychologiquement, c’est assez sain de tourner un pilote de série en un à trois mois, c’est rapide et vivant, après un long-métrage qui dure deux ou trois ans. C’est tellement pesant de donner des années de votre vie à une œuvre qui peut ne pas aboutir, ou ne pas trouver son public. Surtout qu’au niveau des sujets, certaines séries américaines sont beaucoup plus originales et inventives que les longs métrages d’Hollywood. Aujourd’hui, il y a peu de films intéressants dans le cinéma américain, sauf trois ou quatre par an qui sont formidables. Même les films soit disant indépendants sont assez formatés et répétitifs. Bien sûr, il y a des réalisateurs américains que j’admire beaucoup comme Paul Thomas Anderson ou les frères Cohen, mais il y a très peu de gens qui peuvent être aussi originaux qu’eux.

(c) eurozoom

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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