Théâtre
« Empire » de Milo Rau : lente reconstruction à l’ombre des ruines

« Empire » de Milo Rau : lente reconstruction à l’ombre des ruines

02 March 2017 | PAR Simon Gerard

La trilogie européenne de Milo Rau s’achève. Son premier volet, The Civil Wars, évoquait la crise d’identité et la montée radicaliste subies par l’Europe. Le second, The Dark Ages, se penchait sur les vies altérées par le jeu des Etats d’Europe de l’Est pendant la seconde moitié du XXe siècle. Avec Empire, Milo Rau clôt son portrait kaléidoscopique en donnant la parole à quatre individus ayant croisé l’Europe à un moment de leur vie, en tant que réfugiés ou citoyens d’un pays limitrophe.

L’histoire contre l’Histoire

Maia Morgenstern a incarné Marie dans La Passion du Christ de Mel Gibson et dirige le Théâtre Juif de Bucarest. Akillas Karazissis est un grec aux racines russes que le hasard a fait devenir comédien en Allemagne dans les années 1970. Ramo Ali a passé plusieurs mois en prison à Palmyre. Rami Khalaf cherche, après avoir fui à Paris sous une fausse identité roumaine, la trace  de son frère, vivant ou mort. Encore une fois, Milo Rau prend le parti de laisser au second plan le concept de personnage de théâtre pour se focaliser sur l’acteur, sa vie, son histoire : chaque témoignage personnel contribue à la production d’une fresque hybride de l’Europe passée et présente, vue de l’intérieur comme de l’extérieur.

Les biographies des acteurs sont mises en scène comme si elles constituaient l’envers d’un décor que l’histoire politique et institutionnelle à grande échelle aurait imposé à nos sociétés. Dans Empire, ce décor est celui d’une façade d’immeuble en ruine, fragment de la représentation stéréotypique des conflits et des crises frappant les pays limitrophes de l’Europe. La première action symbolique qui marque le début d’Empire consiste pour les acteurs à retourner littéralement ce cliché. Derrière les ruines apparaît un décor d’intérieur composé d’une cuisine et d’un lit, petit espace exigu mais accueillant dans lequel une poignée d’hommes et de femmes vont s’attacher à révéler au spectateur les réalités singulières occultées par l’image de ces ruines tant médiatisées, mais si vides de sens.

Derrière les ruines : Empire, sombre volet

Empire est sans doute le volet de la trilogie européenne de Milo Rau qui procure à son spectateur un sentiment d’impuissance aussi désabusé. Au delà de l’horreur qui se dégage parfois de certaines biographies en scène, au delà des images qui les accompagnent, un des éléments les plus désolants d’Empire est la part gigantesque de hasard et d’absurdité à l’origine de la vie et de la survie de certains des comédiens. Soit Rami, arrêté par la police des frontières en Syrie, qui parvient à être libéré en parlant de son travail de comédien aux autorités. Soit Ramo, libéré de la prison de Palmyre parce que son tempérament de « clown » plaisait à son interrogateur. Comment espérer trouver une alternative à l’horreur relatée et montrée sur scène quand ces moments qui sauvent ne sont que le produit indéterminable de circonstances hasardeuses ?

Dans ces circonstances, on ne peut qu’abonder tristement dans le sens du comédien grec dont les dernières paroles, prononcés face au public, annoncent l’imminence d’une tragédie dont Empire et la génération d’individus qu’elle dépeint ne serait que le prologue. Cet effet d’annonce est un coup de poing dans le ventre du spectateur : n’y a-t-il donc rien à faire ? Quand, à la fin de la pièce éponyme de Bertolt Brecht, Arturo Ui annonce ses prochains forfaits, c’est justement pour inciter le spectateur à lutter contre la résistible ascension du tyran en puissance ; mais quand quatre cellules parmi les milliards qui composent l’organisme de l’Histoire annoncent l’avènement d’une catastrophe, contre qui lutter, et comment ?

Un monument aux vivants

Derrière le sentiment d’horreur qui affleure sur scène de façon croissante au fil de la représentation — et dont l’apogée est atteinte lorsque Rami cherche son frère Abdo parmi les visages mortuaires de citoyens syriens torturés par le régime de Bachar al Assad, il est certain que Milo Rau achève avec Empire un monument d’humanité. La grille d’analyse historique de Milo Rau est caractérisée par sa petite échelle, au point que le metteur en scène parle lui-même de « psychanalyse historique ». Une telle approche rappelle les travaux de Pierre Bourdieu dans son immense ouvrage microsociologique intitulé La Misère du Monde — et dont Milo Rau a été l’élève. « Les manifestations en Syrie ont changé beaucoup de citoyens », dit Rami à un moment de son récit. Cette focalisation sur la vie de ces individus — dont les récits extraordinaires ont aussi leur part de banalité — permet aux spectateurs d’entrer eux-mêmes dans le processus historique, de comprendre et d’assumer leur rôle dans le mouvement du monde.

Un usage très spécifique de la captation vidéo en direct participe également de ce processus d’historicisation de l’individu, d’humanisation de l’Histoire. Sans aucun sens du spectacle, les acteurs témoignent à tour de rôle devant une caméra qui retransmet leur image en noir et blanc au dessus d’eux. Cette présence audiovisuelle sobre et fixe au dessus des acteurs indique que les témoignages en cours, aussi individuels soient-ils, détiennent une valeur historique capitale : elles sont ces histoires qui font l’Histoire, et défont ses clichés. Derrière la caméra, tour à tour, chaque acteur joue le rôle du filmeur. Chaque témoignant devient témoin et se porte garant de la survie de la parole d’autrui dans l’enregistrement audiovisuel. Entre quatre biographies extrêmement différentes se tisse un réseau de correspondances permettant l’émergence sur scène d’une communauté solidaire, réceptive et réceptrice des témoignages de chacun.

Un théâtre humanitaire ?

S’il est difficile d’admettre sans ciller qu’Empire et la trilogie européenne de Milo Rau sont des pièces de théâtre à part entière, il reste indéniable que ces représentations donnent à la discipline théâtrale une importance toute particulière, dans la mesure où chaque individu qui témoigne sur scène entretient un lien capital avec l’art. On peut être certain d’une chose en quittant une représentation d’Empire : sans l’existence, par delà les frontières, de la vocation artistique, aucun des individus sur scène n’en serait là à l’heure qu’il est. À défaut de nous redonner de l’espoir vis à vis de la marche de l’Histoire, paradoxalement, Milo Rau soutient que le théâtre rend la vie plus douce — lorsqu’il ne la sauve pas.

Infos pratiques

Odéon Théâtre de l’Europe
Les Gémeaux
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