Cinema

Interview de Cheyenne Carron, réalisatrice de Ne nous soumets pas à la tentation

01 December 2011 | PAR Olivia Leboyer

Ne nous soumets pas à la tentation, beau film à la fois intimiste et onirique sort sur les écrans le 21 décembre (voir notre critique). Toute la culture a rencontré Cheyenne Carron, jeune réalisatrice talentueuse et libre. Pour ce film, elle a d’ailleurs reçu le Prix Kinema au Festival de Braunschweig (décerné par un jeune jury franco-allemand).

Le film possède une tonalité singulière : une violence sous-jacente, qui éclate par instants, pas forcément quand on s’y attend.

Cheyenne Carron : C’est un film âpre, construit sur le mode de la confrontation. Avec l’intrusion d’Anna (la jeune fille, jouée par Agnès Delachair) dans la maison de Tristan et Rachel, une dynamique d’affrontements se met en place. Anna vient pour accomplir une vengeance, sa présence déclenche toute une série de réactions.
Ces trois personnages sont profondément humains. Ils ont leurs faiblesses, ils font également des efforts pour parvenir à une situation d’apaisement. Mais, à la fin, il n’y a pas de pardon ou de réconciliation totale : c’est, avant tout, un film sans Dieu, sur des êtres humains en quête de quelque chose, de leur identité, d’un rapport véritable à l’autre. Au début du film, comme à la toute fin, on voit une route, on ne sait pas ce qu’il adviendra, en définitive, de ces trois destins.

La référence à la religion est présente dans le titre du film, comme dans vos précédents titres de films (A une madone en 2001, La charité romaine en 2008, Extase en 2009)

C’est quelque chose qui m’importe vraiment. J’ai été élevée dans la religion : et dans ce que la religion a de beau. Ma mère adoptive a ce sens de l’acte chrétien, du don. Nous étions plusieurs enfants adoptés. J’aime, par exemple, l’expression « faire provision d’amour », qui a du sens.
Des questions comme la distinction entre le bon et le mauvais, le rapport à autrui, la charité, la quête sont au cœur de mes films. Ne nous soumets pas à la tentation est un film sans Dieu, mais dans lequel justement, on sent, on ressent fortement cette absence de Dieu.
Mon précédent film, Extase (avec Astrid Berges-Frisbey et Swann Arlaud, qui joue également dans Ne nous soumets pas à la tentation), était peut-être d’un accès moins évident. Personnellement, je l’aime beaucoup. C’est un film expérimental, que j’ai réalisé en toute liberté. Pour moi, il est comme un petit objet précieux, comme mon jardin secret !

Pour Ne nous soumets pas à la tentation, vous avez également écrit, réalisé et produit, toute seule !

Oui, pouvoir être libre, c’est extrêmement important ! Je suis heureuse de créer le film que j’ai rêvé de faire. Pour convaincre les acteurs et les techniciens de travailler avec moi et de me faire confiance, il faut que j’aie un projet solide, abouti à leur montrer. Je prends le temps d’écrire un scénario très détaillé. Au moment du tournage, finalement, le plus gros est derrière et les choses se passent plus naturellement. Pas comme une formalité, mais presque ! Les tournages sont des moments heureux.
Pour mon premier court-métrage, j’avais un producteur, un homme extraordinaire. C’était une vraie rencontre, avec quelque chose de magique. A l’époque, j’habitais une petite chambre de bonne rue de Lisbonne, je n’avais pas le téléphone, et je l’appelais depuis une cabine dans la rue, on parlait de l’histoire, on échangeait. C’était quelqu’un de très érudit, qui m’apportait vraiment quelque chose. Si je ne retrouve pas une relation de ce niveau-là, ça n’a pas de sens pour moi de travailler avec un producteur. Recevoir uniquement des ordres, se voir imposer des choses, ce n’est pas constructif. Je ne serais pas contre l’idée d’avoir un jour un producteur, mais il faudrait que cette relation m’élève, me tire vers le haut.

Les dialogues sonnent de manière extrêmement naturelle. Tout était écrit ?

Non, justement : j’avais écrit l’histoire, le découpage des scènes, mais je voulais vraiment que les acteurs apportent de la vie et improvisent librement certains dialogues. C’est quelque chose que j’ai appris de mes expériences précédentes : mon premier film était figé, presque mort, à force d’écriture et de travail formel. Là, pour celui-ci, j’ai cherché à insuffler de la vie.
C’est comme pour les lieux : avec très peu d’argent, j’ai pris ce que j’ai trouvé, dans l’état où je l’ai trouvé. Cette maison d’architecte, très belle, c’est une chance de l’avoir découverte. Je n’ai pas touché à la décoration. Mais j’ai cherché à capter l’esprit du lieu, à le rendre sensible.

La jeune actrice, Agnès Delachair, est extraordinaire !

Oui, elle est exceptionnelle. Elle joue et, en même temps, elle est elle-même. Je voulais saisir aussi ces moments où sa personnalité apparaissait, comme dans la vie. Ça l’a un peu troublée, au début. Elle était étonnée, par exemple, qu’on ne fasse qu’une seule répétition avant de se lancer et de tourner. Je voulais fonctionner comme cela : amener mes acteurs à me livrer, au-delà de leur jeu, ce qu’ils étaient profondément. Agnès est une nature. Elle possède une vitalité, une fraîcheur incroyable : elle a déjà obtenu un Prix du jeune espoir, au festival de cinéma Jean Carmet.

Jean-François Garreaud, lui aussi, est fabuleux dans le film. On sait depuis longtemps qu’il est un vrai grand acteur, mais on le voit encore trop peu au cinéma. On espère d’autres beaux rôles pour lui.

J’adore Jean-François Garreaud. A l’inverse d’Agnès, qui débute, il a une grande maîtrise de son jeu. Mais, justement, il a su lui aussi revenir à quelque chose de très intuitif. Il a une élégance extraordinaire ! Durant tout le tournage, par exemple, il m’a vouvoyée ! C’est très agréable. C’est un homme d’une grande pudeur, qui met un peu de temps à se livrer. Une fois en confiance, il donne énormément de choses. Pour lui, pour Agnès, pour Guillemette Barioz, j’ai cherché à leur voler des choses, des réactions. Guillemette Barioz, qui joue Rachel, est remarquable aussi dans le film. Elle aurait pu tomber dans la théâtralité, mais elle a toujours su éviter cet écueil. Son jeu est tout en douleur contenue.

Grâce à cette construction en trois parties (3 personnages, 3 mensonges, 3 points de vue), chacun des trois personnages prend autant d’espace et d’importance que les deux autres.

Oui, au départ, au moment de l’écriture (il y a longtemps déjà), j’avais conçu l’histoire de manière linéaire. C’était l’histoire d’Anna et de sa quête. Mais je me suis aperçue que cela n’allait pas, que c’était un peu ennuyeux. L’idée de découper en trois points de vue a permis d’instaurer un dynamisme, une vraie confrontation entre les différents points de vue. Les spectateurs qui ont vu le film voient quand même, avant tout, l’histoire d’Anna. C’est elle qui est le déclencheur, le catalyseur. Mais les trois personnages font entendre leur voix, les trois parties ont chacune un rythme propre, une couleur.

La musique (d’Helluvah, à découvrir absolument !) est magnifique et a également une place très importante

Oui, la musique d’Helluvah est vraiment superbe. Le générique se déroule dans le silence, j’aime bien aussi le silence. Du coup, quand la musique se fait entendre, on l’entend vraiment. Elle se déploie et capte réellement l’attention.

L’authenticité, la vérité des personnages, le naturel : c’est vraiment ce qui frappe lorsqu’on voit le film

C’est ce qui me tenait à cœur. Dans les films que j’aime, il y a notamment le cinéma d’Eric Rohmer. Pour le charme extraordinaire et pour l’importance de la langue, qui se retrouve dans le phrasé des acteurs et des actrices. Rohmer a découvert tellement de jeunes comédiens merveilleux ! Marie Rivière, par exemple, ou bien Zouzou dans L’Amour l’après-midi. C’est ce que j’ai ressenti récemment avec Astrid Berges-Frisbey : quand je l’ai rencontrée, je lui ai demandé de lire un texte, et c’est sa voix qui m’a séduite. La voix, le phrasé, ce sont des choses essentielles.

Quels sont vos projets ?

Je suis toujours tournée vers l’avant. Ne nous soumets pas à la tentation va vivre sa vie, il est déjà un peu loin de moi, c’est bien comme ça. J’ai déjà écrit le scénario de mon prochain film, qui s’appellera La fille publique et qui parlera de l’adoption. En fait, dans mes films, on retrouve toujours la même histoire, les mêmes questions, mais dans un style ou dans un genre différent. J’explore plusieurs pistes, plusieurs directions.
Avec Ne nous soumets pas à la tentation, j’ai vraiment voulu impliquer le spectateur dans le film. C’est un film intime tout en étant un film de genre, proche du polar ou du roman noir. Je voulais revenir à la part de divertissement que peut aussi procurer le cinéma.

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Olivia Leboyer
Docteure en sciences-politiques, titulaire d’un DEA de littérature à la Sorbonne  et enseignante à sciences-po Paris, Olivia écrit principalement sur le cinéma et sur la gastronomie. Elle est l'auteure de "Élite et libéralisme", paru en 2012 chez CNRS éditions.

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