Théâtre
“Angels in America”, miroir toujours brûlant tendu aux sociétés occidentales

“Angels in America”, miroir toujours brûlant tendu aux sociétés occidentales

17 October 2018 | PAR Mathieu Dochtermann

Le week-end du 13 octobre, le Monfort Théâtre accueillait pour trois représentations la mise en scène signée par Aurélie Van Den Daele – Deug Doen Group de la pièce mythique de Tony Kushner, Angels in America. Portée par une distribution globalement brillante, appuyée sur une scénographie froide et clinique, le texte ressort plus particulièrement dans ses aspects politiques, qui en font l’actualité. Un beau morceau de théâtre, qui trouve son équilibre entre tragique et comique, mais qui gomme un peu les côtés fantasmagoriques de la pièce.
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La force d’un texte prophétique

Angels in America, c’est un texte mythique, qui l’est devenu pour de bonnes raisons. Oeuvre complexe de Tony Kushner, elle distille la quintessence de ce qui, dans les années 80, semblait annoncer une apocalypse proche : les dérives du libéralisme débridé à la sauce Reagan, le racisme bien vivace de la société américaine, le puritanisme étouffant, les errements et les questionnements des individus rendus à eux-mêmes, affrontant la difficulté de se positionner sexuellement et politiquement sur une carte de l’Amérique aux frontières de plus en plus floues. Et surtout, et bien sûr, l’épidémie de SIDA, ce mal incurable qui commençait à faucher dans pans entiers de la population. Des temps de prophéties de fin du monde.

Un texte complexe, fait de répliques cinglantes et de rôles ambigus, une geste de plusieurs heures (4h50 avec entracte en l’occurrence malgré les coupes) croisant les destins de nombreux personnages, dont les trajectoires se frôlent sans jamais pleinement se toucher. L’alliance d’un tragique qui dit les affres moraux d’un siècle qui se sait bientôt finir, et d’un humour noir qui cueillent des rires aux moments les plus inattendus.

Un texte qui a marqué l’histoire du spectacle, aussi bien joué sur scène qu’adapté à l’écran, profondément lié à l’histoire de la communauté gay (la pièce est exactement titrée : Angels in America, a gay fantasia on national themes). Une œuvre qui s’empare de manière frontale de la question du SIDA, non seulement de la contrainte que le virus impose sur les corps, de la terrible souffrance des premiers malades, mais aussi des dimensions symboliques, collectives, pour ainsi dire psychanalytiques de l’épidémie. Et, pour cela, Kushner a entrecoupé ses scènes réalistes de scènes fantasmatiques, où des anges parlent aux malades, où des psychotiques voyagent au pôle sud en compagnie d’étranges eskimos.

Une mise en scène politique et nerveuse

Autant dire que la tâche n’est pas simple, pour qui veut porter la pièce à la scène. Aurélie Van Den Daele s’y emploie avec un certain bonheur, dans cette mise en scène créée en 2015. On la sent embarrassée par les scènes fantastiques : l’aspect spirituel de la pièce ne semble pas retenir beaucoup de son attention. C’est un parti-pris qui décevra celles et ceux qui aiment cette ouverture du texte vers des horizons symboliques. L’ange se se réduit ainsi à une femme nue, allongée au milieu de nappes de fumée éclairées de lumière jaune orangée. La vision du Paradis est cryptique, technologique, dénudée, surprenante. En revanche, les hallucinations (?) du personnage de Harper sont très travaillées : moins spirituelles, et un peu moins chargées symboliquement, elles servent d’exutoire récréatif entre deux scènes d’hôpital, notamment grâce à l’impeccable interprétation des deux principaux protagonistes, Sidney Ali Mehelleb et Emilie Cazenave.

Deux choses sont très réussies. D’abord, la mise en valeur des thématiques socio-politiques de la pièce, qui résonnent sinistrement avec l’actualité des sociétés occidentales qui reçoivent la pièce 30 ans après son écriture : désastre écologique, déjà, un peu, déliquescence entraînée par le libéralisme à tout crin qui broie les individus, difficultés d’affirmer son genre et sa sexualité dans un monde encore tenu par des jugements moraux séculaires, difficulté d’aimer ou d’affronter la maladie dans un monde individualiste et égocentré. Et le racisme qui empoisonne les rapports entre les individus.

Ce terrible goût de fin du monde, cette souffrance des individus pris dans l’implacable maelstrom qui semble les entraîner vers l’abîme, quoi de plus contemporain ?

Ensuite, l’humour grinçant disséminé par Kushner dans sa pièce est particulièrement bien mis en valeur, pour faire contrepoint aux passages les plus noirs de ces trajectoires individuelles d’êtres paumés. On sent qu’un travail attentif a été fait de ce côté. Avec un très beau sens du rythme, les comédiens se mettent au service de ces moments comiques et font mouche à tous les coups.

Une scéno froide et moderne, une distribution de choix

La scénographie, les lumières sont signées par le Collectif INVIVO. De ce point de vue, on penche vers une esthétique bien connue, très dépouillée, faite de matériaux contemporains et de lumière très crues. La mise en scène use beaucoup des écrans de fumée. A jardin, des fauteuils de salle d’attente, à jardin en fond de scène une boîte transparente pouvant servir à camper une pièce… ou l’espace de l’imaginaire. Mais les repères se brouillent de toutes façons rapidement : les territoires du vrai (?) et du fantasmé (?) se mélangent bientôt, à mesure que la narration glisse loin de tout réalisme. Dans l’ensemble, le rendu assez froid nous paraît un peu trop maîtrisé.

La distribution sert quant à elle admirablement l’œuvre. Quelques interprètes se signalent particulièrement. Sidney Ali Mehelleb est épatant, dans sa capacité à glisser d’un registre à l’autre, dans sa façon de bouger sur scène. Ses collègues ne sont pas en reste, tel Antoine Caubet dans le personnage de Roy Con, qui arrive à soutenir la comparaison avec Al Pacino, ou Alexandre Le Nours très émouvant dans le rôle de Prior Walter, ou encore Emilie Cazenave qui campe une Harper Pitt très libre dans ses bouffées délirantes.

Dans l’ensemble, c’est une version de l’œuvre qu’on prend plaisir à traverser, grâce à des acteurs convaincants, et une mise en scène qui laisse le texte prendre toute la place qu’il mérite. Tout de même, et malgré la bande son impeccable qui va de George Michael à Bowie, on regrette que cette fantasia ne soit pas un peu plus fantasque, délirante, empanachée, telle qu’on pourrait la désirer.

Complètement recommandable, même si quelques choix laissent un peu le spectateur exigeant sur sa faim, et que, quitte, à autant désamorcer les scènes de visions angéliques, le texte aurait mérité d’être resserré avec plus de franchise.


de Tony Kushner / Mise en scène Aurélie Van Den Daele
Dramaturgie de la traduction Ophélie Cuvinot-Germain
Assistanat à la mise en scène Mara Bijeljac
Interprètes : Antoine Caubet, Emilie Cazenave, Gregory Fernandes, Julie Le Lagadec, Alexandre Le Nours, Sidney Ali Mehelleb, Pascal Neyron, Marie Quiquempois
Lumières / vidéo – Son -Scénographie Collectif INVIVO
Julien Dubuc, Grégoire Durrande, Chloé Dumas
Costumes Laetitia Letourneau et Elisabeth Cerqueira
Régisseurs lumières/vidéo et son Victor Veyron et Estelle Gotteland
Administration Alexandre Delaware
Diffusion Boite Noire – Gabrielle Dupas, Sébastien Ronsse

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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