Théâtre
“Origine / Monde”: trois petits tours… et puis resteront

“Origine / Monde”: trois petits tours… et puis resteront

23 November 2019 | PAR Mathieu Dochtermann

Ce mercredi 20 novembre, au Théâtre aux Mains Nues à Paris, Origine / Monde du Clastic Théâtre était représenté peut-être pour la dernière fois. Ce spectacle aux multiples niveaux de lecture revient à l’essentiel de ce qu’est le théâtre, en se servant pour cela des principes de la manipulation marionnettique. En partant d’un dispositif d’une sobriété trompeuse, François Lazaro, sur un texte de son regretté complice Daniel Lemahieu, réussit à faire tenir le grand tout dans un petit rien. Désarmant de maîtrise et d’intelligence, un spectacle qui serait comme le manifeste en actes de deux fins connaisseurs de l’art dramatique.

En voyant François Lazaro accueillir le public à l’entrée de la salle Alain Recoing du Théâtre aux Mains Nues, on pourrait avoir du mal à imaginer que ce bonhomme jovial, aux cheveux grisonnants, engoncé dans un costume un peu froissé, est un génial provocateur, l’un des metteurs en scène de marionnettes les plus doués de sa génération. Un théoricien, également, doublé d’un pédagogue et d’un formidable acteur.

La somme et le spectacle

Le voyage auquel invite Origine / Monde n’est pas la trajectoire confortable et familière d’un récit linéaire, même si un fil rouge permet au moins aventureux de ne pas se perdre. C’est un formidable crescendo d’intelligence d’écriture qui s’offre là au spectateur attentif, un acte de transmission et de monstration à la fois, construit sur la somme des expériences de deux grandes signatures de la marionnette. Un traité sur le geste écrit en gestes, autant outil pédagogique qu’artistique, jamais tout-à-fait une conférence, toujours un peu plus qu’un objet purement spectaculaire.

Origine / Monde n’a rien de didactique, cependant. Ce qui a été pensé et travaillé pendant des décennies d’écriture, de laboratoires, de coopérations avec l’Université, a été distillé avec soin pour que l’exemple en mouvement puisse se passer du discours du pédagogue, qui a sa place dans une salle de cours, mais qui aurait été malvenu sur scène, devant le public. On peut compter sur la plume de Daniel Lemahieu pour refuser les lourdeurs, ouvrir les brèches par lesquelles s’engouffre la poésie, ménager les espaces de l’imaginaire dans les interstices du verbe.

Les possibilités infinies du jeu par délégation

Si le geste suffit à faire sentir les possibles du jeu marionnettique, ou, comme le théorise François Lazaro, le « jeu par délégation », il est cependant imbriqué avec le texte dans une relation d’équilibre et de co-dépendance inextricable. Quand l’interprète égraine les calembours visuels, montrant au passage la qualité expressive de la main et du geste, il ne peut les rendre intelligibles qu’en suggérant la règle du jeu par la verbalisation des premiers exemples. Quand il épluche un morceau de mousse de matelas qu’il a investi du personnage de Mathilde, une petite fille secouée de sanglots, il ne donne sens à son geste que parce qu’il exprime chercher là l’origine de ses larmes.

Les amateurs de marionnette ont de quoi se délecter : ce sont les infinies possibilités des variations sur le jeu marionnettique qui sont explorées là. Puissance d’évocation des présences invisibles qui n’existent que par le pouvoir de suggestion d’une situation, investissement de corps inertes rendus soudainement porteurs d’un personnage pour être tout aussi vite désinvestis, jeu double entre le marionnettiste et sa créature : tout y passe, s’enchaîne avec facilité et élégance.

Avec un rien – un bout de mousse, un mouchoir en papier – ou avec rien, littéralement, la proposition tient parfaitement, et rappelle que le théâtre peut naître de très peu.

L ‘amour du geste est amour de la main

Mais, toujours, on en revient à cet indispensable élément, corps et outil, lieu de l’interface entre le marionnettiste et ce qu’il évoque, chair à la fois de lui et détachée de lui : la main.

Car le geste est avant tout ici le geste de la main, cet organe expressif entre tous, pris dans son ambivalence d’organe effecteur et d’organe de communication. Ici, il peut être doté de sa vie propre, il peut dire ce qui n’est pas dicible, il peut se présenter nu au-dessus de la bande du castelet, tant qu’il est cet Autre marionnettique qui rompt magiquement son attache avec le corps de l’interprète.

Ce n’est pas pour rien que, symboliquement, la main droite de François Lazaro se retrouve emprisonnée dans une boîte dès le début de spectacle… Ce tour de passe-passe visuel est la métaphore de l’opération purement mentale que le spectateur opère graduellement, au fur et à mesure qu’il consent à l’installation de la convention marionnettique. Alors, la main du marionnettiste n’appartiendra à moitié plus à son auteur, car elle appartiendra à moitié à l’espace dramatique.

Aux origines, le théâtre et la faille

Mais il serait réducteur d’appauvrir les mérites de ce spectacle en l’enfermant dans les limites d’un exercice de virtuosité marionnettique. Car Origine / Monde nous parle aussi, peut-être avant tout, de ce qu’est le théâtre, sans en disserter mais en l’invoquant sur scène en permanence. Avec beaucoup d’humour et de finesse, ce sont les confins de la complicité entre l’artiste et la salle qui sont explorés, la convention qui les lie instaurée puis éprouvée, l’illusion convoquée pour mieux être révélée.

Et parce qu’il n’y a pas de théâtre sans enjeux, on sent la Vie et la Mort rôder avec discrétion à la lisière de ce qui se dit, de ce qui se montre. Quand l’inanimé s’anime puis retourne à sa condition de matière brute, quand la chair même de l’interprète lui échappe pour s’objectifier, quand la destruction et la possibilité d’une fin s’invitent au plateau, comment pourrait-il en être autrement ?

En fin connaisseur de Beckett comme de Kantor, François Lazaro sait que le théâtre commence à cet endroit, à la lisière entre les mondes, là où s’inventent les dieux et les idoles pour combler l’angoisse du vide. C’est à cet endroit qu’il inscrit son geste, et qu’il amène insensiblement son public.

Un théâtre qui n’a donc pas oublié qu’il doit être rituel.

En finir avec François Lazaro?

François Lazaro et Daniel Lemahieu avaient écrit, un peu pour leurs contemporains et un peu pour générations qui les suivent, un Manifeste de ce que serait un théâtre clastique : « faille, … fêlure, … surgissement, … rupture, … hors les normes, … prothèse, … traces, … restes, … échos, … survi- vances, … souvenirs, … avenirs, … répercussions, … ». Le spectacle Origine / Monde en est la forme aboutie, un théâtre de l’imperceptible trouble, du frémissement-fait-basculement.

Une forme faite d’intelligence, mais de poésie aussi, et d’humour et de légèreté. De générosité, même, puisque le spectacle est voulu comme une forme peu lourde en technique, qui puisse se jouer en appartement, partout en fait, là où la curiosité des amateurs pourrait l’appeler.

Trop tard ? De l’aveu même de l’interprète, il n’est pas certain qu’il s’agisse bel et bien de la dernière représentation. Et, de la même bouche, il n’est pas exclu que ce spectacle essentiel ne puisse être transmis.

Ainsi, on n’en a peut-être pas encore fini avec le clastique au théâtre…

En tous cas, la fermeture du Clastic donne l’occasion de (re)découvrir le travail de la compagnie et des artistes accompagnés au fur et à mesure des années, dans un temps intitulé “Territoires clastiques” qui se déploie jusqu’à la fin de l’année 2019 au Théâtre aux Mains Nues (Paris 20) et à la Nef – Manufacture d’utopie (Pantin).

 

Origine / Monde
Compagnie : Clastic Théâtre
Mise en scène, jeu : François Lazaro
Texte : Daniel Lemahieu

Visuels: (c) Clastic Théâtre et Laëtitia Rouxel

“De l’amour” au Palais de la Découverte : l’expo qui mêle science et battements de cœur
Jonglage musical et visuel à Aujourd’hui musiques à Perpignan
Avatar photo
Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration