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Théâtre : la culture du chiffre

Théâtre : la culture du chiffre

11 November 2014 | PAR La Rédaction

Mettre en scène des chiffres afin d’ouvrir une réflexion. Mettre en avant des chiffres afin d’afficher la réussite d’un événement. Dans le spectacle vivant, le chiffre a une existence propre. Et la coexistence avec l’art tente de s’opérer.

Mettre en scène le chiffre, en douceur

Un titre de spectacle en chiffres, ça interpelle. C’est pourtant ce qu’a tenté, en 2012, Bruno Meyssat, avec 15%. « 15% », ou ce que les traders doivent à tout prix faire gagner à une entreprise, sans quoi celle-ci se verra obligée de procéder à des licenciements économiques. « L’époque croit aux marchés et à leur capacité à exprimer des réalités fiables », nous disait le metteur en scène, avant d’ajouter que la finance, dans ses dérives, révèle « l’absence pour elle de toute valeur ». Sur scène, donc, il nous présentait le combat pour atteindre les 15%. Un combat aucunement réaliste : dans un espace blanc qui évoquait une bourse, les traders se déplaçaient avec une tronçonneuse devant eux, s’habillaient en footballeurs américains pour leurs rendez-vous… Les flux de chiffres, et les passions humaines qu’ils engagent, se trouvaient grossis. La troupe de comédiens présente sur le plateau incarnait des hommes dont l’attente avait été hypertrophiée par les chiffres.

Dans L’Argent, spectacle mis en scène par Anne Théron présenté à Avignon en 2013, il était aussi question de valeur. Stanislas Nordey, qui jouait, décrivait l’argent comme une « valeur vivante, infiltrée dans tous les gestes ». Le public, immergé dans une installation de Christian van der Borght, se trouvait entouré par des lignes de chiffres qui défilaient, de l’un à l’autre des quatre points cardinaux du monde. Une représentation des flux qui nous entourent, et au centre, ce texte du poète contemporain Christophe Tarkos, dit par S. Nordey, destiné à donner à voir « le complexe d’informations qui sublime la valeur de l’argent ». L’art comme moyen de visualiser un flux dans lequel nous sommes pris : avec ces deux spectacles, on pouvait se sentir grisés, ou stimulés sur le plan émotionnel. Mais on en restait au niveau de la performance artistique. Difficile de les comprendre grâce au théâtre, ces flux. Difficile de visualiser leurs conséquences au niveau mondial. Difficile de réagir face à eux.

Préférer la force

Faut-il alors balancer au public une avalanche de chiffres en pleine tête ? On peut en douter. Le trio Rimini Protokoll s’est essayé à une telle rencontre en 2013, à Avignon encore une fois. Dans le spectacle Lagos business angels, des petits groupes de spectateurs rencontraient de véritables entrepreneurs nigérians : Oludolapo Ajayi qui fait construire des maisons, Jude Fejokwu, fondateur d’une société d’analyse financière… Une présentation de leur activité, et puis la possibilité de les rencontrer à l’issue du spectacle, et même d’entrer en affaires avec eux (leurs cartes de visite étaient données). Des histoires de réussites, chiffres à l’appui. Fournis par ceux qui les font, ces chiffres. Ou croient les faire… Le manque de cadre de ce spectacle de « théâtre documentaire » n’aidait hélas pas à s’interroger : on en restait au niveau de la présentation. Dans d’autres cas, le spectaculaire emporta tout : Die Kontrakte des Kaufmanns, de Nicolas Stemann, présenté à Avignon en 2012, s’apparenta à un gigantesque happening à ciel ouvert. Logorrhées, scènes chorales, public qui devait chanter « Der Rest von uns ist Bank »… Bon pour se stimuler, et se raconter une histoire, mais pas tellement pour réfléchir. A l’inverse, la conférence théâtralisée que proposa Katie Mitchell lors du même festival, sous le titre de Ten billion, apparut à certains comme manquant d’enjeu dramatique : le chercheur Stephen Emmott y proposait une projection dans un futur, celui de notre planète, à l’environnement en perdition et à la population toujours croissante. Le cadre théâtral devait permettre à sa parole d’atteindre plus profondément les spectateurs. Mais le spectacle laissa indifférente la plus grande part du public. Mis crûment face aux chiffres, bien souvent, il regarde juste. Le spectacle vivant sait donner du charisme aux données. Mais ce faisant, il ne montre le plus souvent qu’un seul côté de ces dernières…

Parler des chiffres

Si comme nous venons de le voir, le chiffre occupe les plateaux théâtraux, il est aussi le symbole d’une réussite qui vient souvent cacher le fond des choses. Le Off d’Avignon manie cet art avec talent, jouant de l’audimat comme la plus grande chaîne de télévision. « Pour son édition 2014, plus de 8000 membres d’équipes artistiques ont joué 1307 spectacles pour un peu plus de 28000 représentations. 3680 professionnels étaient présents dont 374 étrangers se répartissant comme suit : 1440 programmateurs, 1 325 prescripteurs, 613 journalistes dont 56 étrangers, 275 institutionnels. L’année dernière ils étaient 3646. Cette année, 48 848 cartes adhérent public ont été vendues au 24 juillet 2014. En 2013, le chiffre s’élevait à 52 492 cartes adhérent public.”. Le communiqué de presse de la dernière édition ne laissait rien paraître de l’aspect social du festival qui voit les compagnies se ruiner dans des locations de salles hors de prix (jusqu’à 15000 euros pour une heure pour le mois, mais la moyenne tourne plutôt autour de 6000), ni même de l’aspect artistique. Qu’en est-il des merveilles réveillées ? Niet.
Concernant le In qui cette année a souffert d’une grève des intermittents grave mais n’ayant pas entraîné l’annulation, la part donnée aux chiffres était aussi très présente. : “131000 places ont été vendues. Les 57 spectacles ont eu lieu.
Mais : la jauge a baissé de 10000 spectateurs en raison des grèves et des orages furieux, ce qui correspond à une perte de 300 000 euros.”

Le théâtre parle chiffres, car le théâtre est une économie, la force de cet art est de voir comment cela se traduit également sur les plateaux.

Geoffrey Nabavian et Amélie Blaustein Niddam

Visuels :

15% © Christophe Raynaud de Lage

L’Argent © Christophe Raynaud de Lage

Lagos Business Angels © Rimini Protokoll

Die Kontrakte des Kaufmanns © Thalia Theater

Ten billion © Emile Zeizig

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La Rédaction

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