Théâtre
Quand les pêches ont un goût de framboise avant la pluie

Quand les pêches ont un goût de framboise avant la pluie

25 June 2018 | PAR Mathieu Dochtermann

Tous les ans, la Nef – Manufacture d’utopies installe ses marionnettes sous le couvert des arbres du Théâtre de Verdure de la Girandole, à Montreuil. Une soirée riche en propositions, dont deux retiennent particulièrement l’attention des spectateurs présents : L’Univers a un goût de framboise de Zoé Grossot et La pluie de la Cie La Nef.

Sous les péchés, la plage? En tous cas pas ce 23 juin au Théâtre de Verdure à Montreuil: on y trouve surtout des marionnettes, même si une danseuse-performeuse s’est mêlée aux artistes, et que des musiciens astiquent leurs cuivres en attendant patiemment que l’heure du concert soit sonnée.

Aux quatre coins de la parcelle, donc, sous les frondaisons et les guirlandes de lumière, au milieu des roulottes coquettes qui rendent ce lieu si attachant, des marionnettistes montrent leur travail. Parfois encore en formation, ou tout juste sortis d’école, parfois au contraire aguerris, ils essaient tous d’apporter leur petite touche de poésie à cette parcelle de mûrs à pêches déjà enchanteresse. On croise des marionnettes portées, à échelle humaine, qui déambulent dans les allées. On assiste à des conférences mettant en scène des minéraux. Dans un coin, un visage est projeté sur un mur. C’est à une agréable déambulation que la Nef convie les spectateurs, avec la complicité de la fabuleuse équipe du Théâtre de la Girandole.

Au milieu des propositions, suffisamment diverses pour contenter tous les appétits, mais dont les niveaux ont paru disparates, deux spectacles ont particulièrement retenu l’attention.

L’Univers a un goût de framboise, tout d’abord, qui est un solo de théâtre d’objets de Zoé Grossot. Ce spectacle a la forme, déjà vue mais toujours intéressante quand elle est bien employée, d’une vraie-fausse conférence de paléoanthropologie et de cosmologie – vraie dans la mesure où toutes les données scientifiques sont exactes, fausse dans la mesure où le but principal n’est pas le partage du savoir, même si la chose se produit effectivement, mais plutôt le déploiement d’une expérience sensible et poétique. Et il faut dire que Zoé Grossot y arrive bien : d’un propos qui aurait pu être uniquement rigoureux et peut-être un peu abscons, elle fait un objet spectaculaire intelligent et émouvant. Evidemment, elle est aidée, dans sa progression vers ce résultat, par la forme choisie : la visualisation d’abord de l’espèce humaine, puis de l’Univers ensuite, par le truchement de différents minéraux, lui permet une poésie visuelle immédiate par le décalage métaphorique. En jouant sur les granularités, les formes et les couleurs, elle propose autant de symboles au spectateur, qui le guident vers des représentations intérieures nouvelles. L’interprète s’appuie également sur une présence scénique évidente, doublée d’une affinité pour le clown qui lui permet de distiller un humour presque naïf qui accompagne et allège extrêmement bien le propos. Le spectacle en est encore à ses toutes premières représentations, et cela ne va pas sans quelques fragilités du texte. Il faut dire que les conditions de représentation n’étaient pas idéales. Mais il s’agit d’une œuvre très intelligemment écrite, belle, poétique, interprétée avec justesse et conviction, qui mérite définitivement qu’on lui accorde un peu moins d’une demie heure de son temps.

La pluie, ensuite, ce texte magnifique et bouleversant de l’australien Daniel Keene, interprété par la non moins magnifique et bouleversante Marie-Pascale Grenier dans une mise en scène sobre et pertinente de Jean-Louis Heckel. L’histoire, que l’on a déjà racontée à propos du même texte dans la proposition immensément belle et émouvante d’Alexandre Haslé, prend un biais détourné, mais poignant, pour raconter les camps de la mort du IIIème Reich au travers du témoignage indirect d’une vieille femme, Hanna, qui a assisté au départ des convois. Pour accompagner l’interprète de ce monologue, Jean-Louis Heckel la flanque d’un accordéoniste qui mêle sa musique au texte à bon escient, et de quelques projections vidéo, utilisées avec parcimonie, qui évoquent plus qu’elles ne montrent d’inquiétantes silhouettes, de grands espaces vides, de troubles lumières. Le metteur en scène a compris ici que la force du texte, est à elle seule déjà suffisante, si bien qu’il convient de l’accompagner avec discrétion pour lui laisser produire son effet. Si le texte est central, c’est que l’interprète l’est tout autant : en la matière, le jeu de Marie-Pascale Grenier est de tout premier ordre, malgré des conditions de représentation, là encore, fort peu propices à la concentration. Regard intense et rire malicieux, capacité étourdissante à passer de façon fulgurante du rire au larme, désarmant la gravité du texte d’un sourire comme pour en soulager le public qui se trouve rappelé à son devoir de mémoire, émouvante lorsque d’une main tendue elle touche du bout des doigts le spectateur pour mieux l’amener dans le cercle d’une communion qu’elle a provoquée, elle est aussi juste qu’intensément engagée au service de son personnage. Passées ses lèvres, le texte résonne avec force, précision, ce qu’il faut à la fois de pudeur et d’impudeur pour parler, même indirectement, d’une chose aussi monstrueuse. Même racontée avec distance, l’immonde cruauté des événements remonte à la surface, et des ombres fugaces passent dans le regard de la comédienne : on comprend bien que si le personnage est enjoué, malgré tout, c’est qu’il s’agit de son dernier recours pour ne pas céder face à l’immensité de l’horreur dont elle a été le témoin. Trente minutes qui prennent graduellement à la gorge. Un texte nécessaire, beau, auquel il faut accepter de se confronter, parce que c’est en ravivant la mémoire de ce genre d’événements que nous accomplissons pleinement notre devoir d’humains.

En quittant la fanfare qui jouait jusqu’aux heures avancées de la nuit, on repensait à ces spectacles et aux autres, aux quelques verres et au chili con carne fait maison qu’ils accompagnaient, et on partait nimbé de la douce satisfaction d’avoir passé une belle soirée, à voyager loin, en bonne compagnie. Une expérience à renouveler, l’an prochain !

L’Univers a un goût de framboise
De et avec Zoé Grossot
Regard extérieur et collaboration artistique : Lou Simon et
Kristina Dementeva

La pluie
Texte : Daniel Keene
Mise en scène: Jean-Louis Heckel
Jeu: Marie-Pascale Grenier
Accordéon: Gabriel Levasseur

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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