Théâtre
“The Dark master”, cuisine et manipulations

“The Dark master”, cuisine et manipulations

24 September 2018 | PAR Laetitia Larralde

Dans le cadre du Festival d’Automne et de Japonismes 2018, Kurô Tanino présente deux pièces au Théâtre de Gennevilliers. Préparez-vous à devenir la marionnette du maître de l’ombre.

Sur chaque fauteuil de la salle attend un écouteur, qu’on nous demande de ne pas mettre dès le début de la pièce. A quoi peuvent-ils servir ? La salle plonge dans le noir sur cette interrogation et se remplit de sons d’un stade de baseball. Un jeune voyageur entre dans un petit restaurant d’Osaka alors que le service est fini. Le patron, associable et original, cuisinier hors pair, propose au jeune homme, sans vraiment lui laisser le choix, un étrange marché : prendre sa place comme chef dans son restaurant. Le maître glisse un écouteur minuscule dans l’oreille de son nouveau disciple grâce auquel il lui donnera ses instructions pour cuisiner, et disparaît à l’étage.
A partir de ce moment, le jeune homme est lié à cette petite pièce, se lavant dans la cuisine, dormant sur le sol du restaurant, la voix du maître dans son oreille en permanence. Et cette voix parvient au public par le fameux écouteur, nous mettant dans la peau de l’apprenti. L’immersion physique du spectateur dans la pièce est poussée : les acteurs cuisinent sur scène, nous faisant parvenir les odeurs de steak ou d’omerice, les voix des acteurs et celle de l’oreillette se mélangent, des projections vidéos sur les écrans au plafond du restaurant complètent le récit… il ne manque que le sens du toucher pour une immersion sensorielle totale.

L’histoire commence de façon réaliste, avec des personnages archétypaux, un décor très soigné (la cuisine est fonctionnelle, tout est relié à l’eau et à l’électricité), des gestes quotidiens. Le jeune homme qui apparaît dans le restaurant est lui aussi tout à fait banal : voyageur sans but, sans ambition ni rêve précis, poli et un peu gauche. Mais du moment où le maître lui pose l’oreillette, objet flou entre l’implant et le parasite, il s’insinue dans son esprit et la transformation commence. Et le récit bascule doucement, se décale d’un pas vers le surnaturel. On commence à douter de l’existence réelle du maître, dont la voix finit par se confondre avec celle de son apprenti, jusqu’à la fusion complète. L’oreillette-parasite se détache, laissant un être hybride apprenti-maître, qui répétera le cycle avec un nouveau voyageur égaré.

The Dark master est une farce cruelle à plusieurs niveaux de lecture. L’histoire principale autour du maître et de son apprenti, récit d’initiation involontaire et de manipulation surnaturelle, est enrichie par les personnages secondaires. Le client chinois dénonce la tendance actuelle au Japon du rachat des terrains par des financements étrangers, notamment chinois. La prostituée dresse un portrait de femme à l’équilibre fragile entre l’acceptation de l’objectification de son corps et complexité des sentiments. On croise également un jeune comédien, un ouvrier, un couple d’amoureux… toute une société tient dans ce microcosme.

The Dark master est une pièce enthousiasmante. On pense aux romans de Haruki Murakami, aux mangas La Cantine de minuit de Yarô Abe, à l’ambivalence japonaise qui fait cohabiter réel et surnaturel, tradition et modernité, culture japonaise et culture extérieure, zen et frénésie, en embrassant chaque opposé entièrement. Entre légèreté et profondeur, rire et doutes, intellectuel et physique, l’expérience nous emporte et nous laisse agréablement euphoriques.

En accédant à la salle de la représentation, on remarque l’installation sonore Les voix blanches de Dominique Petitgand, qui occupe les espaces de passage du théâtre pour la saison 2018-2019. On entend d’abord une phrase qui se déroule le long de l’escalier, puis des mots, pour n’avoir plus que des sons dans le couloir qui mène à la salle. La parole est décomposée à son plus simple élément, pour la laisser ensuite reprendre toute sa dimension sur scène.

The Dark master, de Kurô Tanino
Théâtre de Gennevilliers
Du 20 au 24 septembre

Visuels © Takashi Horikawa

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Laetitia Larralde
Architecte d'intérieur de formation, auteure de bande dessinée (Tambour battant, le Cri du Magouillat...)et fan absolue du Japon. Certains disent qu'un jour, je resterai là-bas... J'écris sur la bande dessinée, les expositions, et tout ce qui a trait au Japon. www.instagram.com/laetitiaillustration/

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