Théâtre
« The Dark Ages » de Milo Rau : l’envers vivifiant du monument aux morts

« The Dark Ages » de Milo Rau : l’envers vivifiant du monument aux morts

07 February 2016 | PAR Simon Gerard

The Dark Ages est une pièce sobre et forte, un peu aride pour celui qui ne s’y attend pas. Mais plus que jamais, il s’agit d’une oeuvre nécessaire. Après The Civil Wars, et par le témoignage successif de cinq acteurs sur scène, Milo Rau nous plonge une nouvelle fois dans les méandres d’une Europe difforme, pour en puiser quelques étincelles d’espérance… car le témoignage est signe de survie.

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Contre une Histoire monumentale

Il ne faut pas s’attendre à voir Milo Rau renouveler un théâtre documentaire qu’il a déjà révolutionné. Le metteur en scène suisse, qui dirige l’International Institute of Political Murder depuis 2007, est animé par un projet poétique et politique de grande envergure : réintégrer le spectateur à une Europe désincarnée qui tourne le dos à l’individu depuis plus d’un siècle. Et si le choix de mise en scène pour The Dark Ages est sensiblement le même que pour The Civil Wars (représenté l’année dernière aux Amandiers), c’est parce que ces deux pièces constituent les deux premiers volets de sa « trilogie européenne ». Milo Rau n’a donc pas fini de nous rappeler, comme l’a fait en son temps Walter Benjamin dans son essai Sur le concept d’histoire, que nous devons « libérer l’enfant du siècle des filets dans lesquels ses ancêtres l’ont entortillé ».

Le dispositif scénique mobilisé est toujours aussi sobre : dans un décor d’intérieur, cinq acteurs prennent à tour de rôle la parole, leur parole, pour transmettre au spectateur leur expérience d’une Europe en crise. Ils sont deux hommes et trois femmes, de nationalités et âges différents, dont la vie a été bousculée, bouleversée, altérée par la guerre et l’idéologie. L’une a vécu le siège de Sarajevo ; l’autre a échappé aux massacres des camps de concentration en Bosnie ; une autre, pour tenter d’oublier le conflit serbo-croate, a passé ses nuits à danser au rythme des titres de Laibach, un groupe slovène phare des années 1980. Sans aucun misérabilisme, tous racontent leur enfance et les événements plus ou moins anecdotiques mais toujours touchants qui les ont façonnés jusqu’à aujourd’hui.

Ces cinq individus témoignent les yeux plongés dans l’objectif d’une caméra qui projette leur image en noir et blanc au dessus d’eux. Le dédoublement de l’image, qui pourrait être considéré comme contingent, voire inutile, est à voir comme un surlignage scénique d’une extrême intelligence. La double-présence  (sur scène et à l’écran) des acteurs indique non seulement l’importance des propos qui sont tenus, mais aussi l’importance de l’acte de transmission en lui-même. L’image projetée ne séduit ni n’abrutit le spectateur, au contraire : elle indique que quelque chose de capital est en cours, et qu’une trace doit en être gardée. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une injection d’expérience, destinée à réintégrer tout un chacun dans une Histoire deshumanisée.

Derrière le monument aux morts, une poussière de faits

Le parti pris par Milo Rau est clair, radical : la grande Histoire est bel et bien inhumaine. C’est celle qui, avec sa grande hache, brise les rêves et désirs d’enfants ; c’est celle qui sépare les familles et tue indistinctement, absurdement. La grande Histoire, c’est le mal, et Milo Rau plonge en son sein gâté pour en trouver le remède. Les petites histoires et anecdotes anonymes des acteurs en scène sont les lueurs d’humanité qui brillent faiblement dans le ventre du monstre.

Voilà donc ce que Milo Rau cherche à faire : décrire un peu de la poussière de faits que soulève chaque pas monstrueux d’une Europe difforme. Les anecdotes d’enfance, les videos amateur – dont la mauvaise qualité rappelle l’infinie fugitivité des souvenirs… Tout cela, tous ces éléments mobilisés sont les scrupulus, les petits cailloux dans les chaussures de l’Histoire. Milo Rau donne à voir les graviers de l’Histoire, l’envers oublié des monuments aux morts.

Une ode au théâtre

Et comme si sa démarche n’était pas suffisamment grandiose dans son humilité et son humanité, Milo Rau se permet d’en rajouter, en rendant un bel hommage au théâtre. Car si la scène est le lieu qui permet au metteur en scène de mettre en place son processus d’activation du spectateur, en même temps elle est le lieu d’une épiphanie. En effet, les individus qui témoignent sur scène ont vu leur vie changer avec le théâtre : la découverte de Shakespeare, la rencontre avec un génie de la mise en scène… Ces événements les ont façonnés autant que la guerre, l’idéologie et le mal ont pu les défigurer. C’est l’idée, très belle, que le théâtre change doublement la vie : il réveille ceux qui y assistent, et fait renaître ceux qui en font.

Visuel : (c) DR

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