Théâtre
« Terre de cendres », théâtre de lueurs

« Terre de cendres », théâtre de lueurs

15 May 2017 | PAR Simon Gerard

Le Théâtre Indianostrum, accueilli par le Théâtre du Soleil dans le cadre de son “Printemps Indien”, propose du 5 au 21 mai une ingénieuse pièce d’actualité sur les destins brisés par la guerre civile opposant Tamouls et Cingalais au Sri Lanka. On taxerait sans hésiter Terre de cendres de pessimisme… si le théâtre lui-même n’y occupait pas un rôle finalement salvateur.

Une fresque contemporaine et didactique

Terre de cendres est avant tout un portrait : celui de la société sri-lankaise et des relations conflictuelles qui opposent les Cingalais avec la population tamoule issue du Sud de l’Inde. Koumarane Valavane propose au public de suivre dans un ordre non-chronologique les trajectoires croisées de familles et d’individus aux origines diverses, et dont les histoires singulières ont deux grands points communs : un dénouement malheureux et une résonance avec l’histoire mythique de la civilisation indienne et orientale.

Terre de cendres est non seulement l’occasion de dénoncer les horreurs perpétrées directement et indirectement par la guerre civile sri-lankaise depuis 2009, mais aussi d’en éclaircir les circonstances, peu connues en Europe comme en Inde. L’Indianostrum prend le temps d’énoncer clairement les situations mises en scène, parfois en mobilisant un narrateur — comme cette femme de ménage musulmane qui introduit l’histoire mouvementée et tragique de la troupe de théâtre dont elle nettoie quotidiennement la scène désertée. Pour autant, Terre de cendres n’est pas une pièce pédagogique moralisatrice et ennuyeuse ; les quelques percées didactiques qui la ponctuent ont parfois même une teinte comique — comme lorsqu’un duo de matons tente de vulgariser les enjeux du conflit, tout veillant sur un militaire en camisole que le bombardement d’un hôpital a rendu fou.

Décor, geste, musique

Le dynamisme et la beauté de Terre de cendres tiennent à la simplicité et à l’ingéniosité de sa scénographie. Le Théâtre Indianostrum livre ici une oeuvre intranquille, en perpétuel mouvement, où les plateaux roulants se dérobent sous les pieds des comédiens aussitôt qu’une scène s’achève. C’est un théâtre de tréteaux, où chaque installation contient plusieurs décors, qui contiennent eux-même plusieurs scènes en puissance. Assemblez deux plateaux roulants, et vous avez une habitation. Retournez-les : la façade du wagon d’un train apparaît. Séparez-les : le train se transforme en prison. Trois décors, trois lieux, trois étapes d’un parcours familial tragique, déchiré par la guerre, l’exil et la folie.

Parallèlement à cet enchaînement millimétrée de décors, les acteurs changent de rôle, de situation et de gamme de jeu avec précision et justesse. La maîtrise corporelle des acteurs leur permet d’attribuer une signification précise à chacun de leurs gestes. Ces derniers n’accompagnent plus seulement les mots : ils les enrichissent.

La succession des décors et des gestes est menée à la baguette par un homme-orchestre, Arjun Chandran, qui donne à chaque scène une tonalité juste et un rythme adéquat. Musique, gestes, décors… tout dans Terre de cendres est littéralement « saturé de sens », pour reprendre une formule de Roland Barthes à propos de Bertolt Brecht— dont le style et la pensée doivent d’ailleurs énormément au théâtre oriental.

Pessimisme radical, optimisme désespéré

À mesure que les scénettes défilent sur le plateau, le public sent peser sur ses épaules l’amertume et l’horreur des visions qui lui sont offertes. Terre de cendres apparaît comme une pièce radicalement pessimiste, qui montre des faits passés en les dénudant de toute forme d’espoir. Chaque histoire racontée et représentée se penche avec une précision chirurgicale sur les démons qui secouent la société sri-lankaise. Les conséquences tentaculaires du conflit entre Tamouls et Cingalais se déroulent sur le plateau à chaque nouvelle scénette. La guerre ampute les familles de leurs membres ; elle fait sombrer les hommes — civils comme militaires — dans la démence ; elle appauvrit, affame et pousse au vice. Elle épuise l’esprit humain. Elle essaie même de tuer la culture — porte dérobée de l’espoir. À la fin de la représentation, les applaudissements du public ne retentissent pas immédiatement ; un long silence retentit dans l’obscurité, comme une réponse muette de rage à l’horreur irréversible dont témoigne la pièce.

Mais quoi de mieux que les ténèbres les plus obscures pour faire irradier la moindre lueur d’espoir ? Quoi de mieux que les temps sombres pour que rayonne l’acte de résistance le plus infime ? Terre de cendres met en scène certaines de ces lueurs, qui donnent lieu à quelques moments d’une immense puissance, dans la mesure où elles affirment la survie de l’humanité dans le règne de la violence et de la cruauté.

Comment survit donc ce Sri-lankais incarcéré, affamé et torturé pour avoir voulu fuir clandestinement son pays avec sa sœur ? La nuit, les barreaux de sa cellule projettent les ombres d’un autre temps, et le jeune homme plonge dans des ténèbres encore plus profondes que les siennes : celles de la Shoah. Il rêve de Flora, cette vieille dame qui, la nuit, à Auschwitz, rassemblait une poignée d’enfants pour leur jouer un spectacle de marionnettes fabriquées avec du papier et de la mie de pain. Que peut l’autorité, que peut la mort contre cela ? L’imagination et la culture sont les plus belles et les plus fragiles des armes.

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