Théâtre
“Romeo et Juliette” d’Eric Ruf à la Comédie Française

“Romeo et Juliette” d’Eric Ruf à la Comédie Française

20 December 2015 | PAR David Rofé-Sarfati

Il n’est pas facile de monter Roméo et Juliette tant cette pièce appartient à chacun de nous en cela que nous en avons tous une jalouse et personnelle interprétation. Pourtant nous avons été ici dépossédés de tout pour nous donner à voir tout autre chose. 

[rating=5]

Quelque chose a lieu à La Comédie française. Au cours de cette saison Garcia Lorca aura fait son entrée au répertoire avec “La Maison de Bernarda Alba”, comédiens et marionnettes se seront rencontrés dans le merveilleux 20 000 lieues sous les mers de Christian Hecq et de Valérie Lesort, le 27 avril 2016 viendra le très attendu “Griselidis” où Coraly Zahonero met à l’honneur l’écrivaine, peintre et prostituée genevoise. La vieille institution de la place Colette a opté pour l’innovation. De l’ancien logo, la date est disparue, soulageant la troupe de la charge de la dette exigeante à son origine. La grande maison cherche à s’envoler en se soustrayant de ses racines.

En rapport avec ces changements, nous attendions le “Romeo et Juliette” mis en scène par Éric Ruf, l’administrateur général. Après Peer Gynt d’Ibsen en 2012, beau spectacle, avec bel esprit de groupe, nous nous demandions si de Shakespeare aurait, en plus, de la vision.

Le rideau va se lever; s’approche Bakary Sangaré, double de Ruf qui nous interpelle. De sa voix robuste, il nous invite à ce conte tragique. La pièce est splendide, tout y est esthétisme. Nous sommes émerveillés. Les costumes de Christian Lacroix sont magnifiques. Le jeu des acteurs est parfait. La dynamique de la troupe fait harmonie. On repère immédiatement les emplois tant les rôles sont incarnés. Michel Favory dés son entrée est évidemment le prince de Vérone, un prince qui lance l’intrigue. Didier Sandre est Capulet, le père de Juliette. Danièle Lebrun est Lady Capulet, bien sûr. Christian Blanc est évidemment Montaigu. Claude Mathieu est une fantastique nourrice. Suliane Brahim, Juliette, est étonnante entre fragilité et insouciante. Jérémy Lopez est un Roméo bouillonnant et attachant.

Et au-delà du plaisir des sens le miracle advient car la mise en scène déplie un véritable point de vue. Le conflit des Capulets et des Montaigu est renvoyé au contextuel. L’histoire sera celle d’un amour dévorant décrit comme une mortelle morsure. L’intrigue est confinée; le décor magnifique souvent obturé parfois réduit et tout en hauteur. La claustrophobie des lieux soutient la proposition de la mise en scène. Les adolescents de Vérone sont très proches, comme frère et sœur, leur amour en cela est en partie inceste. Tout est déjà interdit et le conflit des familles ne fait qu’ajouter à l’idylle proscrite. Romeo est déjà perdu pour Juliette, Juliette est déjà perdue pour Romeo mais l’amour est lancé. La mise en scène, la scénographie et le choix des deux acteurs poussent cette proposition d’un amour immature comme d’une fulgurance impérieuse. Un trouble brûle les deux enfants. Freud aurait qualifié ce trouble de psychose hallucinatoire du désir. Il y a de la folie dans cette romance. Romeo et Juliette sont mis à cet endroit par Éric Ruf. L’amour est projeté dans le pulsionnel, dans la pulsion de vie par l’érotisation des scènes, par les chansons de charme italiennes, par les magnifiques costumes. Intriquée, la pulsion de mort s’invite par le vertige des corps, par une Juliette frôlant l’anorexie et par le texte de Shakespeare dégraissé. Des lavabos nous renvoient à cette pulsion animale, charnelle et organique qui traverse le spectacle. Le texte est apuré, aplati, nettoyé pour encore laisser passer cette pulsion. Le père traite sa fille de pute. Ce père de l’interdit œdipien se soulage par la parole auprès de la fille qui peut l’encaisser. Il se soulage de la pulsion de mort auprès de cette passionnée, de cette insouciante possédée. La scène du balcon est paradigmatique au regard du point de vue défendu par la troupe. Juliette y est joviale, enfantine, mais effrayée. Nous ressentons avec elle l’emprise passionnelle mais joyeuse de l’amour et l’effroi vertigineux de l’interdit. Ainsi la scène finale dans le caveau mortuaire avec son escalier et les somptueux costumes pendus est remarquable : le pulsionnel, l’Eros a voulu se repaître de l’autre et il n’aura pas renoncé sauf à concéder à ce Thanatos qu’il véhicule avec lui.

Les artistes lorsqu’ils sont doués et généreux nous donnent à voir nos psychés équivoques. Au théâtre plus qu’ailleurs, ils en ont le désir et le gout. Cette pièce est à ce titre une perle rare. C’est un frisson. La révolution d’Éric Ruf est accomplie dans ce Romeo et Juliette incontournable, qui connait déjà ses détracteurs, preuve que la pièce est l’endroit du retour dérangeant d’un refoulé.

Visuel : ©Comédie Française/Vincent Pontet

Distribution (Vu avec Laurent Lafitte, excellent)
Claude Mathieu : La nourrice
Michel Favory : Le Prince
Christian Blanc : Montaigu
Christian Gonon : Tybalt
Serge Bagdassarian : Frère Laurent
Bakary Sangaré : Frère Jean
Pierre Louis-Calixte : Mercutio
Suliane Brahim : Juliette
Nâzim Boudjenah : Benvolio (en alternance)
Jérémy Lopez : Roméo
Danièle Lebrun : Lady Capulet
Elliot Jenicot : Le comte Pâris
Laurent Lafitte : Benvolio (en alternance)
Didier Sandre : Capulet
Élèves-comédiens :
Page, deuxième musicienne : Pénélope Avril 
Première musicienne, Premier garde : Vanessa Bile-Audouard
Balthazar : Théo Comby Lemaitre
Pierre : Hugues Duchêne
Troisième musicienne, deuxième garde : Marianna Granci
Samson : Laurent Robert
Équipe artistique :
Mise en scène, décor et scénographie : Éric Ruf
Costumes : Christian Lacroix
Lumière : Bertrand Couderc
Travail chorégraphique : Glysleïn Lefever
Arrangements musicaux : Vincent Leterme
Réalisation sonore : Jean-Luc Ristord
Collaborateur artistique : Léonidas Strapatsakis
Assistante à la mise en scène : Alison Hornus
Maquillages : Carole Anquetil
Assistante à la scénographie : Dominique Schmitt
Elève-metteur en scène : Adrien Dupuis-Hepner
Elève-scénographe : Julie Camus
Elève-costumière : Sophie Grosjean
 

Infos pratiques

Ville de Valence
Le Bellovidère
Christophe Candoni
Christophe est né le 10 mai 1986. Lors de ses études de lettres modernes pendant cinq ans à l’Université d’Amiens, il a validé deux mémoires sur le théâtre de Bernard-Marie Koltès et de Paul Claudel. Actuellement, Christophe Candoni s'apprête à présenter un nouveau master dans les études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle (Paris III). Spectateur enthousiaste, curieux et critique, il s’intéresse particulièrement à la mise en scène contemporaine européenne (Warlikowski, Ostermeier…), au théâtre classique et contemporain, au jeu de l’acteur. Il a fait de la musique (pratique le violon) et du théâtre amateur. Ses goûts le portent vers la littérature, l’opéra, et l’Italie.

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