Théâtre

La nuit juste avant les forêts, Chéreau trouve en Romain Duris un acteur koltésien évident

02 December 2010 | PAR Christophe Candoni

Patrice Chéreau revient à l’œuvre de Bernard-Marie Koltès dont il a déjà monté quatre pièces et c’est éblouissant. Il met en scène, avec Thierry Thieû Niang, La Nuit juste avant les forêts, le premier texte, à la poésie incroyablement dense et puissante, de l’auteur dramatique et offre à Romain Duris un immense rôle pour ses débuts au théâtre.

La soixantaine de pages que représente le texte de Koltès publié aux Editions de Minuit se compose d’une seule phrase, longue et sinueuse à travers laquelle la voix d’un homme anonyme s’échappe, apparemment sans contrôle et d’une seule traite. Il s’agit d’une parole fleuve, impossible à contenir, adressée à un inconnu rencontré par hasard, une nuit, dans la rue, sous la pluie, un interlocuteur qu’on ne sait finalement réel ou inventé car il reste scéniquement invisible. « Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu ». C’est ainsi qu’il l’aborde au début puis continue de l’apostropher « Camarade ! », et finit par lui déclarer son amour que personne ne veut entendre. « Je te regarde, je t’aime ». La forme du soliloque souligne la part monologique de toute adresse à l’autre, la solitude extrême du personnage et le besoin irrépressible de dire malgré tout.

Chéreau invente un cadre encore jamais exploité par les mises en scène précédentes de la pièce et qui paraît ici une évidence. Il fait le choix de ne pas présenter le locuteur à la terrasse d’un café et imagine pour décor une chambre d’hôpital. Le parquet ciré du Louvre est recouvert d’un sol blanc comme le drap qui recouvre le lit médical presque au centre du plateau. Cet espace clôt et rétréci renforce l’isolement du personnage. Il dramatise encore davantage la portée du texte en plaçant d’emblée cet homme face à sa mort. On pense à Son frère, un film dans lequel Chéreau scrute sans complaisance ni pudeur la souffrance d’un homme fauché par la mort dans la fleur de l’âge. On pense à Koltès disparu à quarante et un ans.

Couché tout habillé dans le lit, Romain Duris surgit soudainement de l’immobilité dans un mouvement de panique. Il reprend son souffle, le corps tout en tension. Sur son visage presque fermé, dur, égaré, effrayé tout à la fois, une compresse au dessus de l’arcade sourcilière droite et du sang qui coule sur sa joue. On imagine qu’il s’est fait cogner par les chasseurs de ratons, les loubards du métro, ou bien les cons d’en bas qui stationnent. L’acteur, défait de l’image du flambeur rebelle et séducteur, est sidérant de maîtrise et de vérité. Ainsi dirigé par Patrice Chéreau, il réalise une prestation intense, étourdissante. Il est au plus prêt du personnage et de sa lutte, joue avec intelligence et subtilité le désarroi de ce type dont on ne sait rien, marginal et chahuté parce qu’il est étranger (il n’a pas de travail ni de maison, il vit à l’hôtel), bousculé par une société excluante et haineuse, profondément inadapté au monde, « tout ce bordel » comme il dit. Fragile et viril, il veut tout casser, chute, rampe au sol, veut s’échapper, évoque les forêts du Nicaragua, terre d’Afrique tant aimée par Koltès, qui comme une chambre d’hôtel lui serviraient de refuge.

Patrice Chéreau étire judicieusement le temps du spectacle pour donner le temps à l’acteur de dire ce texte qu’on a pensé parfois plus efficace de brailler d’une traite comme un cri salvateur. On est suspendu aux lèvres de l’acteur qui avec un calme presque dérangeant, sans brutalité, livre le texte minutieusement découpé. Sa mise en scène laisse entendre l’insoluble solitude de l’être, son déchirant appel à l’autre, cette demande d’amour qui ne trouve pas de réponse, la vanité des mots et la mort qui paraît.

“La Nuit juste avant les forêts” se joue ce soir encore pour deux représentations au Louvre le jeudi 2 décembre à 19H et 21H30. Le spectacle sera repris en janvier au Théâtre de l’Atelier à Paris.

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Christophe Candoni
Christophe est né le 10 mai 1986. Lors de ses études de lettres modernes pendant cinq ans à l’Université d’Amiens, il a validé deux mémoires sur le théâtre de Bernard-Marie Koltès et de Paul Claudel. Actuellement, Christophe Candoni s'apprête à présenter un nouveau master dans les études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle (Paris III). Spectateur enthousiaste, curieux et critique, il s’intéresse particulièrement à la mise en scène contemporaine européenne (Warlikowski, Ostermeier…), au théâtre classique et contemporain, au jeu de l’acteur. Il a fait de la musique (pratique le violon) et du théâtre amateur. Ses goûts le portent vers la littérature, l’opéra, et l’Italie.

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