Théâtre
Quand la pluie sur les planches convoque la pluie dans les coeurs

Quand la pluie sur les planches convoque la pluie dans les coeurs

16 October 2016 | PAR Mathieu Dochtermann

En ce moment le Lucernaire accueille la pluie, re-création d’un spectacle fondé sur un texte bouleversant de Daniel Keene, mis en scène à nouveau avec une rare finesse par Alexandre Haslé. Une oeuvre marionnettique poignante, poétique et forte à la fois. Un incontournable, dans une salle à petite jauge qui permet un rapport intime au texte et à l’artiste. A voir absolument, aussi et surtout pour ceux qui doutent encore de la maturité artistique de la forme marionnettique.

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Au départ de la pluie, il y a le texte de Daniel Keene, profond, poétique, qui tisse avec une légèreté grave une histoire autour d’un vide, d’un silence, d’une absence. C’est un texte pour un théâtre qui donne à voir au présent ce qui a disparu, sans jamais le montrer ni le nommer. La force et la fragilité de cette oeuvre, et donc sa beauté, sont de ne jamais désigner ce dont il est question, pour dessiner son portrait en creux.

La force de la mise en scène est de prendre la mesure de cet espace négatif dans le dessin, pour mieux s’y inscrire. Ainsi, on n’entre pas immédiatement dans le texte de Daniel Keene: les spectateurs, en pénétrant dans la salle, sont accueillis par un personnage de vieille babouchka au masque mi-rieur mi-inquiétant, qui entreprend d’installer tout le monde et d’essuyer les verres de ceux qui portent des lunettes. Insidieusement, la musique et l’étrangeté de cette femme installent une ambiance qui prépare ce qui va suivre.

Ce qui suit, c’est le texte même, et son sujet, l’absence, dessinée en creux par ce qui est présent au plateau, donc. Ce que l’on voit, immédiatement, c’est une vieille femme, seule, au milieu de tas de breloques et de fripes. Et une paire de souliers, abandonnés au milieu du plateau. Ce qui commence, alors, c’est une danse avec l’inavouable, un ballet autour de ce qui ne peut être dit mais qui sera finalement révélé. Autour des objets entassés là, les souvenirs de la vieille femme se rassemblent, et s’animent sous la forme de marionnettes, comme autant de fantômes qui reprennent brièvement possession des biens qu’ils lui ont confiés avant de devoir la quitter. Exister dans le souvenir, comprend-t-on, c’est exister encore, serait-ce sous une forme ectoplasmique: ainsi les objets, en fixant la mémoire de la vieille femme, constituent-ils l’ancrage de ces âmes perdues dans le monde des vivants. Ce sont là les absents: tous ces gens, que la femme a croisés alors qu’ils étaient poussés dans un train dans lequel ils ne pouvaient emporter aucun de ces objets, partis pour un voyage dont ils ne reviendraient pas. Comme le petit garçon, celui qui confia à le femme un flacon dans lequel il disait avoir enfermé la pluie…

C’est ce petit garçon qui est le coeur autour duquel tourne le récit, en même temps qu’il ne l’est pas. C’est lui l’indicible de la vieille femme, le fantôme qu’elle a peur d’évoquer, et en même temps ce n’est évidemment pas la vraie blessure autour de laquelle gravite le spectacle. Ces trains de l’enfer, le spectre qui hante cette pièce, ce voyage qui ne connaît pas de retour, c’est bien entendu l’Holocauste, mais qui ne sera jamais dépeinte directement. C’est la grande réussite et la grande élégance de ce spectacle de faire ressentir le vertige désarmant de l’horreur en racontant simplement l’histoire d’un témoin de l’indicible, et en montrant dans sa mémoire ce qu’il ne peut directement raconter.

Au service de ce texte sublime et exigeant, le travail de marionnettiste d’Alexandre Haslé est d’une rare délicatesse. Les marionnettes grandeur nature, façonnées de ses mains, dotées de masques terriblement expressifs, prennent littéralement vie sur le plateau, alors même que tous les changements et toutes les manipulations se font à vue: les spectateurs, captifs du rêve, se laissent emporter en toute confiance. Alexandre Haslé se déplace d’une marionnette à une autre avec des pas de chat, grave et agile. Tout est lent, solennel, doux, insaisissable comme un souvenir fuyant, sauf la langue, qui est liquide et incisive. Le jeu des lumières est subtil, et met délicatement en valeur les oeuvres plastiques que sont les marionnettes. La musique yiddish qui accompagne le spectacle, mélancolique, est tout à fait de circonstance.

On en ressort comme lessivé, dans une suspension et dans une fragilité qui appartiennent à ceux qui ont tutoyé l’âbime par le truchement magique du théâtre. On a envie de se murmurer dans un souffle “Il pleut dans mon coeur…”, en empruntant les vers de Verlaine.

Mais on est aussitôt rattrapé par la manche par Alexandre Haslé qui, mieux que personne, sait que cette oeuvre bouleverse son public, mais qui, plus que personne, a le désir, simple et franc, de partager cette émotion et d’ouvrir le plateau aux spectateurs. C’est ainsi que, soir après soir, le public est convié à discuter autour d’un vin chaud à l’issue de la représentation, sur le plateau, au milieu des marionnettes disposées comme dans une galerie.

Il serait terriblement dommage de se priver de voir ce spectacle sensible et profond, qui avait été créé à la Commune, il y a maintenant plus de 15 ans, avant d’être représenté entre autres dans le IN d’Avignon et à Calais, près du camp de Sangate. Une telle maîtrise dramaturgique et marionnettique n’est pas donnée à voir tous les jours. A Paris au Lucernaire jusqu’au 26 novembre.

La Pluie
Texte de Daniel Keene
Fabrication, mise en scène et jeu Alexandre Haslé avec la complicité de Manon Choserot
Traduction: Séverine Magois
Lumière: Nicolas Dalban Moreynas

Visuel: (C) Marinette Delanné

Infos pratiques

Odéon Théâtre de l’Europe
Les Gémeaux
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