Théâtre

Lulu femme de désir illumine le Théâtre de la Colline

08 November 2010 | PAR Yaël Hirsch

Jusqu’au 23 décembre, la Colline modernise la “Tragédie-monstre” entamée à la fin du XIXe siècle par le dramaturge allemand Frank Wedekind. A partir d’un texte dépoussiéré et maximaliste, Stéphane Braunschweig met en scène comme un grand numéro de cirque les jeux de sexe et d’effroi d’une vendeuse de fleur éduquée pour séduire… jusqu’à la mort. Avec la complicité de son formidable premier rôle, Chloé Réjon, Braunschweig sort du débat clé des gender studies des 30 dernières années (dominatrice ou victime du désir que porte sur elle les hommes?) pour donner vie à une Lulu plus désirante qu’objet de désir… Cette Lulu est une très grande pièce, qui s’offre dans l’une des mises en scène les plus créatives et provocantes de cet automne.

Ce n’est que dans la sauvagerie que l’homme retrouve la naïveté spontanée de l’enfant“. Frank Wedekind, Journal, 1893

“Lulu” (prononcer “Loulou”) est un personnage mythique. Mise en images par GW Pabst (1929) et en musique par Alban Berg dans un opéra inachevé (1929-1935), cette Pandore contemporaine ne laisse plus aucun espoir sortir de la boîte de sexe et de malheur qu’elle ouvre en grand, à sa moindre apparition. Les œuvres plus tardives ont souvent fait de l’ombre à la pièce de Wedekind, composée sur plusieurs années à partir de 1892. En réhabilitant ce texte dans son intégralité (4h de spectacle, dont une longue deuxième partie à Paris et Londres, alors qu’elle est ébauchée en quelques dizaines de minutes chez Pabst et en un acte chez Berg), la Colline ouvre de nouvelles perspectives sur la séductrice qui mène les hommes à la mort.

L’histoire de Lulu est rocambolesque : une petite vendeuse de fleurs est sortie de la misère par un grand bourgeois allemand, Ludwig Schön, qui lui offre une belle éducation. Mais en Arnolphe décomplexé et dégénéré fin de siècle, Schön s’offre comme maîtresse sa petite protégée. Il s’emploie néanmoins à trouver une situation et la marie au vieux docteur Goll, un sadique qui la fait danser pour lui toute les nuits et ne la quitte pas d’une semelle. C’est dans cet état de femme mariée que le spectateur découvre Lulu au début du spectacle : quand elle va poser en Pierrot indécent sous la garde vigilante de son mari. Mais, quand celui-ci s’éloigne une minute, une romance se noue entre le portraitiste, Edouard Schwarz, et la muse. En découvrant ce qu’il se passe le Dr. Goll fait une crise d’apoplexie et en meurt. Exit le premier mari et enter le nouveau : transmué par l’amour, Schwartz croit enfin en son talent et épouse la jeune et riche veuve de 18 ans.

Ce n’est qu’au deuxième acte, avec la visite du père et de l’amant pygmalion que le spectateur découvre la vraie nature de Lulu, qu’il pouvait jusque là prendre pour une jolie poupée naïve. Apprendre que sa femme le trompe est un tel choc pour le jeune peintre romantique, qu’il met fin à ses jours avec un rasoir. Exit le deuxième mari. Le troisième est plus difficile à avoir pour Lulu. Celui qu’elle  veut vraiment et qu’elle met trois actes à obtenir est son mentor, Ludwig Schön. Mais de dernier a des projets de remariage avec une jeune-fille de bonne famille et voudrait se débarrasser de Lulu. Difficile quand on sait qu’elle danse dans une pièce écrite par son fils, Alwa ; et de toutes façons impossible quand ont sait le pouvoir d’attraction de la jeune-femme. Schön finit par céder et l’épouser… Pour réalise que Lulu le trompe avec son fils. Après l’avoir prise sur le fait, il demande à sa création de mettre elle-même fin à ses jours; mais fidèle à sa pulsion de vie, Lulu tire plutôt sur Schön. Exit le troisième mari et fin de la splendeur.

Lulu doit s’enfuir…Alwa  l’épouse et la suit à Paris où règne une ambiance délétère post-Scandale de Panama. Plusieurs convives internationaux font la fêtes et jouent de l’argent, tandis que les actions dégringolent. Lulu, quant à elle, voit deux de ses amants la menacer de la dénoncer à la police pour le meurtre de son précédent mari. Mais elle a deux alliés : la comtesse Marta von Geschwitz qui se meurt d’amour pour elle, et le jeune groom, docile et conciliant. Les intrigues n’y font rien, Lulu est dénoncée et doit à nouveau s’enfuir. Elle se retrouve avec Alwa et son père dans un appartement misérable, sous les combles, à Londres, endroit nettement moins festif à l’époque que Paris. La déchéance l’emporte, et Lulu doit faire le trottoir pour nourrir ses deux compagnons. En haillons, frigorifiée, elle s’attèle à sa nouvelle tâche… dans laquelle elle trouve, malgré tout, du plaisir ! Arrivé au fond, Lulu connaît quand même une mort romanesque et anti-sexuelle : son dernier client est Jack L’éventreur, qui l’éviscère, et livre ainsi à l’œil du spectateur l’intérieur de la boîte de Pandore…

La scénographie éblouissante de Stéphane Braunschweig et le jeu formidable des comédiens porte ce Lulu aux nues. Alors qu’on connaissait le metteur en scène plutôt classique dans Tchekhov ou Ibsen, il invente pour les trois premiers actes un univers de sexe et de mort tout à fait troublant. Il ose le cru, le nu, mais sait le voiler de draps rouges, de fonds blancs et de miroirs parfaitement érotiques. La mise en scène retranscrit avec brio le mélange d’attraction et d’effroi qu’évoque le sexe dans la pièce de Wedekind. Il y mêle des figures venues de la nouvelle objectivité allemande (Dix, Grosz) avec l’univers déjanté du New-York des années 1980  saisi par Nan Goldin. Paris est plus épuré, mode années 1970, avec ses grands néons et ses portes blanche battantes. Londres enfin, opère un retour vers un passé à la Dickens, fait de briques, de misère et d’obscurité. Les plateaux tournants semblent orchestrer le ballet de Lulu et permettent un enchainement fluide, vif et précis des scènes. Ainsi que des transitions qui savent saisir en une image-tableau les ellipses de la narration.

Sensuelle, sexuelle, nue et appétissante, Chloé Réjon joue le jeu à la perfection et  incarne une Lulu toute entière attachée au principe d’éros. La mort n’est que la conséquence tragique de ses désirs et ses pulsions de vie à elle. Qu’elle ait été abusée par son père et son parrain dans son enfance, et qu’elle n’ait eu d’autre choix que le sexe pour se faire une place dans la société (et même simplement pour y survivre) n’entre pas tellement en ligne de compte. Criant son désir de vivre, de posséder et de jouir, cette Lulu surplombe par son intériorité les débats classiques sur la femme fatale : celle-ci est souvent présentée soit comme victime du désir des hommes, soit comme dominatrice en miroir de la domination masculine. Mais dans ce Lulu, tout ce qui pourrait participer à une victimisation, comme la ribambelle de noms que ses amants lui donnent, comme à un chien ou à une chose, est tournée en dérision… Passionnante d’un point de vue théorique, cette interprétation de Lulu fonctionne surtout parfaitement pour donner sens, consistance et prestance au personnage en scène. Si l’on ne comprend pas la force de la libido de Lulu, on ne comprend pas pourquoi elle quitte certaines positions stables et heureuses pour se mettre en danger (ou alors à travers de douteuses catégories venues de ce que Michel Foucault appelait la “scientia sexualis” du 19 siècle, telle la “perversion”) et l’on passe complétement à coté du sens de son plaisir crié et souligné de faire le trottoir à la fin de la pièce.

Visuellement époustouflant, psychologiquement, culturellement et philosophiquement fascinant, et porté par des comédiens tous plus brillants les uns que les autres (il nous faut quand même citer aux côtés de Chloé Réjon, John Arnold dans le rôle du père, et surtout Philippe Girard en Schön et en Jack), ce Lulu est à voir absolument.

Autour du spectacle : le 29 novembre, “Des femmes sur la scène de la transgression” avec : Urias Arantes, professeur de philosophie et psychanalyste, Dominique Baqué, écrivaine, critique d’art, Stéphane Braunschweig, metteur en scène, Valérie Dréville, comédienne, Geneviève Fraisse, philosophe, rencontre animée par Joëlle Gayot, journaliste à France Culture.


Lulu / F.Wedekind / bande annonce
Lulu- une tragédie-monstre” de Frank Wedekind, mise en scène et sécnographie, Stéphane Braunschweig, avec Jean-Baptiste Anoumon, John Arnold, Elsa Bouchain, Thomas Condemine, Claude Duparfait, Philippe Faure, Philippe Girard, Christophe Maltot, Thierry Paret, Claire Rappin, Chloé Réjon, Grégoire Tachnakian, Anne-Laure Tondu, jusqu’au 23 décembre, le mardi, le mercredi, le vendredi et le samedi à 19h30, le dimanche à 15h30, Théâtre National de la Colline, 15, rue Malte-Brun, Paris 20e, m° Gambetta, 27 euros (abonné : 13 euros, moins de 30 ans : 13 euros, moins de 30 ans abonné : 8 euros). Réservation : 01 44 62 52 52 ou ici.

Photo © Élisabeth Carecchio

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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